V
LE PONT ET LA CITÉ
1
Ils découvrirent l’avion écrasé trois jours plus tard.
Jake le montra du doigt d’abord en milieu de matinée – un éclat de lumière à une quinzaine de kilomètres, comme un miroir posé dans l’herbe. Quand ils s’en furent rapprochés, ils distinguèrent un gros objet noir sur le bas-côté de la Grand-Route.
— On dirait un oiseau mort, dit Roland. De grande taille.
— Ce n’est pas un oiseau, dit Eddie. C’est un avion. Je suis à peu près sûr que c’est la réverbération du soleil sur la verrière du cockpit qui provoque cette clarté éblouissante.
Une heure plus tard, ils contemplaient en silence l’antique épave. Trois corneilles grassouillettes, perchées sur le fuselage en lambeaux, fixaient les nouveaux venus avec insolence. Jake ramassa un caillou sur le bord de la route et le leur lança. Les volatiles s’envolèrent pesamment dans des croassements d’indignation.
Une des ailes de l’avion, cassée dans la chute, se trouvait à trente mètres de là, ombre pareille à une planche de surf plongeant en piqué au sein de l’herbe haute. Le reste de la machine volante était à peu près intact. La verrière du cockpit s’était fêlée en étoile là où l’avait heurtée la tête du pilote. Une large tache couleur de rouille s’y étalait.
Ote trottina jusqu’à l’endroit où trois pales rouillées se dressaient hors de la végétation, les renifla, puis revint à la hâte vers Jake.
L’homme, dans le cockpit, n’était plus qu’une momie desséchée portant une veste de cuir rembourrée et un casque orné d’une pointe en son sommet. Il n’avait plus de lèvres, ses dents étaient dénudées sur un ultime et atroce rictus. Ses doigts, autrefois aussi gros que des saucisses et désormais réduits à l’état d’os couverts de peau, agrippaient le manche à balai. Son crâne était enfoncé là où il avait frappé le verre, et Roland supputa que les dépôts gris verdâtre qui maculaient sa joue gauche étaient tout ce qui subsistait de sa cervelle. Sa tête était inclinée en arrière, comme s’il n’avait pas douté, même à l’instant de sa mort, pouvoir de nouveau rejoindre le ciel. L’aile intacte de l’avion saillait de l’herbe luxuriante. On y discernait des insignes passés, qui représentaient un poing brandissant la foudre.
— M’est avis que Tantine Talitha se gourait et que le vieil albinos était dans le vrai, finalement, dit Susannah d’une voix apeurée. Ce doit être David Quick, le prince hors-la-loi. Regarde sa taille, Roland… il a sûrement fallu le graisser pour le faire entrer dans le cockpit.
Roland hocha la tête. Si la chaleur et les années avaient métamorphosé l’homme enfermé dans l’oiseau mécanique en un squelette enveloppé de peau sèche, il pressentait la largeur de sa carrure, et la tête difforme était massive.
— « Ainsi chut lord Perth, dit-il, et la contrée a tremblé sous ce coup de tonnerre. »
Jake lui adressa un regard interrogateur.
— C’est tiré d’un vieux poème. Lord Perth, un géant, parti guerroyer à la tête d’un millier d’hommes, était encore sur ses terres quand un petit garçon lui jeta une pierre, le blessant au genou. Il trébucha, le poids de son armure l’entraîna à terre et il se rompit le cou dans sa chute.
— Ça ressemble à notre histoire de David et de Goliath, dit Jake.
— Il n’y a pas eu de pétarade, déclara Eddie. Je parie qu’il est tout bêtement tombé en panne sèche et qu’il a essayé de faire un atterrissage forcé sur la route. C’était peut-être un hors-la-loi et un barbare, n’empêche qu’il avait des tripes.
Roland opina et regarda Jake.
— Tu supportes le choc ?
— Oui. Si ce type était encore… euh… coulant, ce serait peut-être différent. (Jake détourna son regard du cadavre et le porta sur la cité. Lud était beaucoup plus proche et plus nette à présent, et bien qu’on distinguât de nombreuses vitres brisées dans les tours, comme Eddie, il n’avait pas abandonné tout espoir d’y trouver de l’aide.) Je serais prêt à parier que les choses se sont comme qui dirait dégradées dans la cité après sa mort.
— À mon avis, tu gagnerais ton pari, dit Roland.
— Tu sais quoi ? (Jake étudiait de nouveau l’avion.) Les gens qui ont bâti cette ville ont peut-être également construit des avions, mais celui-là est un des nôtres. J’ai fait une rédaction à l’école, en septième, sur les combats aériens, et il me semble le reconnaître. Roland, je peux l’examiner de plus près ?
Le Pistolero opina.
— Je t’accompagne.
Tous deux se dirigèrent vers l’avion ; l’herbe haute bruissait contre leurs pantalons.
— Regarde ! Tu vois la mitrailleuse sous l’aile ? C’est un modèle allemand à air froid, et l’avion est un Focke-Wulf d’avant la Seconde Guerre mondiale. J’en suis sûr ! Mais qu’est-ce qu’il fabrique ici ?
— De nombreux avions disparaissent, dit Eddie. Prends le triangle des Bermudes, par exemple. C’est un endroit perdu au milieu d’un de nos océans, Roland. On le prétend ensorcelé. Peut-être est-ce une grande porte entre nos mondes – une porte qui reste ouverte en permanence. (Eddie voûta les épaules et s’essaya à une mauvaise imitation de Rod Serling.) « Attachez vos ceintures et préparez-vous à des turbulences : vous allez entrer dans… la quatrième dimension de Roland ! »
Jake et Roland, à présent sous l’aile, ne lui prêtèrent pas attention.
— Soulève-moi, Roland.
Le Pistolero secoua la tête.
— Cette aile a l’air solide, mais elle ne l’est pas – cet appareil est là depuis un bail, Jake. Tu risques de tomber.
— Fais-moi la courte échelle, alors.
— Je m’en charge, Roland, dit Eddie.
Roland examina un moment sa main droite mutilée, haussa les épaules et entrecroisa les mains.
— Laisse. Il n’est pas lourd.
Jake ôta ses tennis et se hissa avec légèreté dans l’étrier que lui avait fait Roland. Ote se mit à pousser des aboiements perçants. Excitation ou inquiétude ? Roland n’aurait su le dire.
Jake pressa sa poitrine contre un des volets rouillés de l’avion, le regard à hauteur des insignes représentant le poing brandissant la foudre. Ils s’étaient un peu décollés de l’aile. Jake saisit le volet et tira. Il se détacha si aisément que le garçon serait tombé à la renverse si Eddie, qui se tenait dans son dos, n’avait posé une main sur ses fesses pour le maintenir en équilibre.
— Je le savais, dit Jake. (Un autre emblème apparaissait à présent distinctement sous le poing et la foudre – une croix gammée.) Je voulais juste le voir. Tu peux me reposer par terre.
Ils se remirent en route. Chaque fois qu’ils se retournèrent, cet après-midi-là, ils aperçurent la queue de l’avion, se dressant nettement hors de l’herbe haute tel le monument funéraire de lord Perth.
2
Ce fut au tour de Jake de préparer le feu ce soir-là. Quand il eut disposé le bois à la satisfaction du Pistolero, celui-ci lui tendit sa barre d’acier et le Silex.
— Voyons comment tu t’y prends.
Eddie et Susannah étaient assis à l’écart, leurs bras affectueusement passés autour de la taille l’un de l’autre. En fin de journée, Eddie avait trouvé une fleur jaune vif au bord de la route et l’avait cueillie pour la jeune femme. Elle l’avait piquée dans ses cheveux et, chaque fois qu’elle regardait Eddie, ses lèvres esquissaient un léger sourire et ses yeux s’emplissaient de lumière. Roland avait remarqué ces détails, et ils lui étaient agréables. L’amour des deux jeunes gens se faisait plus profond, plus fort. C’était bien. Assurément, il devrait être profond et fort pour survivre aux mois et aux années à venir.
Jake fit jaillir une étincelle, qui s’illumina à quelques centimètres du petit bois.
— Rapproche le silex, dit Roland, et tiens-le bien. Et ne le frappe pas contre l’acier, Jake. Frotte-le.
Jake recommença et, cette fois, l’étincelle s’alluma dans le bois. Une légère volute de fumée s’éleva, mais le feu ne prit pas.
— Je ne suis pas très doué, on dirait.
— Tu vas y arriver. En attendant, réfléchis à ceci : qu’est-ce qui est vêtu quand la nuit tombe et dévêtu quand le jour point ?
— Hein ?
Roland rapprocha les mains de Jake du tas de brindilles.
— Je parie que celle-là n’est pas dans ton livre.
— Oh, c’est une devinette ! (Jake fit jaillir une autre étincelle. Cette fois, une flamme minuscule luit dans le bois avant de s’éteindre.) Tu en connais quelques-unes, toi aussi ?
Roland hocha la tête.
— Pas quelques-unes… plein. Quand j’étais gosse, j’ai dû en connaître des milliers. Ça faisait partie de mes études.
— Sans blague ? Pourquoi étudierait-on des devinettes ?
— Vannay, mon précepteur, affirmait qu’un garçon capable de répondre à une devinette avait l’esprit agile. On avait des concours de devinettes chaque vendredi midi et le gagnant ou la gagnante avait le droit de sortir plus tôt de l’école.
— T’arrivait-il fréquemment de partir plus tôt, Roland ? demanda Susannah.
Il secoua la tête, une esquisse de sourire sur les lèvres.
— J’adorais les devinettes, mais je n’étais pas très fort. Vannay disait que c’était parce que je pensais trop en profondeur, mon père parce que je manquais d’imagination. Tous deux avaient raison, je crois… Mon père, toutefois, était un peu plus près de la vérité. J’ai toujours été capable de dégainer un pistolet plus promptement qu’aucun de mes camarades et de viser plus sûrement dans le mille, mais je n’ai jamais eu l’esprit très agile.
Susannah, qui avait observé Roland de près quand il avait eu affaire aux vieillards de River Crossing, jugea que le Pistolero se sous-estimait, mais ne souffla mot.
— Parfois, les soirs d’hiver, on organisait des concours de devinettes dans le grand hall. Quand il n’y avait que les jeunes, c’était toujours Alain qui gagnait. Quand les adultes, eux aussi, prenaient part à la compétition, c’était Cort. Il avait oublié plus de devinettes que nous n’en avions jamais su et, à la fin du Jour de la Fête des Devinettes, il rapportait invariablement l’oie chez lui. Les devinettes ont de grands pouvoirs, et, tout un chacun en connaît une ou deux.
— Même moi, dit Eddie. Par exemple, pourquoi le bébé mort est-il passé de l’autre côté ?
— C’est idiot, Eddie, fit Susannah.
Mais la jeune femme souriait.
— Parce qu’on l’avait attaché à la patte du poulet qui a traversé la route ! brailla Eddie, qui sourit quand Jake éclata de rire, faisant s’écrouler sa pile de petit bois. Hi, hi, hi, j’en ai des millions de la même veine, les mecs !
Roland, lui, ne rit pas. Il paraissait même un brin offensé.
— Pardonne-moi de te dire ça, Eddie, mais c’est assez stupide.
— Mon Dieu, Roland, je suis navré ! (Eddie souriait toujours, mais il avait l’air un peu irrité.) J’oublie tout le temps que tu as perdu ton sens de l’humour dans la Croisade des Enfants, ou je ne sais quoi.
— C’est seulement que je prends les devinettes au sérieux. On m’a enseigné que l’aptitude à les résoudre était la marque d’un esprit sain et rationnel.
— Sauf que ce n’est pas demain la veille qu’elles supplanteront les œuvres de Shakespeare ou les équations du second degré. Bon, ne nous emballons pas !
Jake regardait pensivement Roland.
— Mon livre disait que les devinettes sont le jeu de société le plus ancien auquel on joue encore. Dans notre monde, je veux dire. Et le type que j’ai rencontré dans la librairie prétendait que c’était une affaire sérieuse, pas uniquement des blagues. Que des gens pouvaient mourir à cause d’elles.
Roland scrutait les ténèbres grandissantes.
— En effet. J’ai vu cela se produire.
Il se remémorait un certain Jour de la Fête des Devinettes qui ne s’était pas achevé sur la remise de l’oie au vainqueur, mais par la mort d’un bigleux coiffé d’un chapeau à grelots roulant dans la poussière, un poignard planté en plein cœur. Le poignard de Cort. L’homme, un troubadour et acrobate ambulant, avait tenté de duper Cort en volant le carnet du juge dans lequel les réponses étaient consignées sur de petits morceaux d’écorce.
— Eh bien, scusez-moi, m’sieurs-dames ! fit Eddie.
Susannah regardait Jake.
— Je ne me souvenais plus du tout de ton livre de devinettes. Pourrais-je y jeter un coup d’œil ?
— Bien sûr. Il est dans mon sac à dos. Mais les réponses n’y figurent plus. Peut-être que c’est pour ça que M. Tower me l’a donné gra…
Il se sentit soudain saisi violemment aux épaules.
— Quel nom as-tu dit ? demanda Roland.
— M. Tower. Calvin Tower. Je ne vous l’avais pas dit ?
— Non. (Roland relâcha lentement son étreinte.) Mais l’entendre ne me surprend guère.
Eddie avait ouvert le sac de Jake et trouvé Tradéridéra, Devine-moi ! Il le lança à Susannah.
— Tu sais, j’ai toujours pensé que cette devinette du bébé mort était vachement bonne, dit-il. De mauvais goût, j’en conviens, mais vachement bonne.
— De bon ou de mauvais goût, peu m’importe, rétorqua Roland. Elle est absurde et insoluble, et c’est ça qui la rend stupide. Une bonne devinette ne doit être ni absurde ni insoluble.
— Nom d’un chien ! Vous avez pris ce truc au sérieux, on dirait !
— Oui.
Jake, pendant ce temps, avait réordonné le petit bois en tas et réfléchissait à la devinette qui avait donné lieu à la discussion. Il sourit soudain.
— Un feu. Voilà la réponse, n’est-ce pas ? On le couvre la nuit et on le découvre le matin. Si on remplace vêtir par couvrir, c’est simple.
— En effet.
Roland sourit à Jake à son tour, mais il ne quittait pas Susannah des yeux, l’observant tandis qu’elle feuilletait le petit livre dépenaillé. Il songea, à la vue de son froncement de sourcils studieux et du geste distrait par lequel elle remit en place la fleur jaune qui glissait dans ses cheveux, qu’elle seule serait à même de se rendre compte que le livre de devinettes déchiré était peut-être aussi important que Charlie le Tchou-tchou… plus important, si ça se trouvait. Il porta ensuite son regard sur Eddie et sentit renaître son irritation à l’endroit de sa devinette. Le jeune homme avait un autre point commun avec Cuthbert, plutôt malheureux, celui-là : Roland avait parfois envie de le secouer jusqu’à lui faire pisser le sang par le nez et lui déchausser les dents.
Du calme, pistolero… Du calme ! La voix de Cort, pas précisément rieuse, résonna dans sa tête, et Roland chassa résolument ses émotions. Le caractère de l’individu était également, en partie du moins, déterminé par le ka, et Roland savait pertinemment que, en ce qui concernait Eddie, il s’agissait d’autre chose que de l’absurde. Chaque fois qu’il commettrait l’erreur de l’oublier, il ferait bien de se remémorer leur conversation au bord de la route, trois nuits plus tôt, quand Eddie l’avait accusé de les manipuler comme des pions sur un échiquier. La remarque l’avait mis en rogne… mais elle était suffisamment juste, aussi, pour le mortifier.
Dans l’ignorance béate de ces longues réflexions, Eddie demanda :
— Qu’est-ce qui est vert, pèse cent tonnes et vit au fond de l’océan ?
— Je sais ! s’écria Jake. Moby Sniff, la Grande Baleine morveuse.
— Foutaises ! maugréa Roland.
— Peut-être… mais c’est ça qui est censé être drôle. Les blagues, en principe, doivent mettre ton agilité d’esprit à l’épreuve, elles aussi. Ainsi… (Eddie dévisagea Roland, se mit à rire et leva les mains.) Laisse tomber ! J’abandonne. Tu ne comprendrais pas. Pas même si tu disposais d’un million d’années. Voyons un peu ce foutu bouquin. Je vais m’efforcer de le prendre au sérieux… si nous pouvons avaler un morceau d’abord, j’entends.
— Surveille-moi, dit Roland avec une ombre de sourire.
— Quoi ?
— Cela veut dire que je tiens le pari.
Jake frotta le silex contre l’acier. Une étincelle jaillit et, cette fois, le petit bois s’enflamma. Le garçon s’assit, satisfait, et observa les flammes qui s’élevaient peu à peu, un bras passé autour du cou d’Ote. Il était fort content de lui. Il avait allumé le feu vespéral… et donné la bonne réponse à la devinette de Roland.
3
— J’en ai une, dit Jake, tandis qu’ils mangeaient leurs burritos en guise de dîner.
— Une stupide ? demanda Roland.
— Nan ! Une vraie de vraie.
— Je t’écoute.
— D’accord. Qui va son cours, mais ne marche point / Qui a une bouche, mais ne dit rien / Qui a un lit, mais n’y dort point / Qui a des bras, mais pas de mains ?
— Elle est bonne, dit Roland avec gentillesse, mais archiconnue. Un fleuve.
Jake fut un tantinet déconfit.
— Tu es vraiment dur à coller !
Roland lança la dernière bouchée de son burrito à Ote, qui l’accepta avec empressement.
— Non. Je suis ce qu’Eddie appelle un mateur. Tu aurais dû voir Alain ! Il collectionnait les devinettes comme les femmes les colifichets.
— Un amateur, Roland, mon vieux, dit Eddie.
— Merci. Écoutez celle-ci : Qui, couchée dans son lit / Dresse soudain la tête / D’abord blanche, elle rougit / Et plus elle grossit / Plus la vieille lui fait fête ?
Eddie éclata de rire.
— Une queue ! hurla-t-il. Un poil vulgaire, Roland, mais j’adore ! J’adore !
Roland secoua la tête.
— Mauvaise réponse. Une bonne devinette est tantôt une énigme au niveau des mots, comme celle de Jake pour le fleuve, tantôt davantage semblable à un tour de magie, qui te fait regarder dans une direction, alors que les choses se passent ailleurs.
— C’est à double détente, déclara Jake, qui expliqua ce qu’Aaron Deepneau lui avait dit à propos de la devinette sur Samson.
Roland approuva d’un hochement de tête.
— Une fraise ? fit Susannah, qui répondit ensuite à sa question. Bien sûr que c’est une fraise ! C’est comme pour la devinette du feu. Une métaphore s’y cache. Une fois qu’on l’a pigée, on peut résoudre la devinette.
— J’ai fait une métaphore sexuelle, mais elle m’a giflé et planté là quand je lui en ai causé, dit Eddie avec tristesse.
Tous l’ignorèrent.
— Si tu remplaces « et plus elle grossit » par « et plus elle mûrit », c’est fastoche ! D’abord blanche, elle rougit. Plus elle mûrit, plus la vieille lui fait fête.
Susannah semblait satisfaite d’elle-même.
Roland hocha le menton.
— La réponse que j’ai toujours entendu donner était une éruption d’acné, mais je suis certain que toutes deux ont le même sens.
Eddie prit Tradéridéra, Devine-moi ! et se mit à le feuilleter.
— Que dis-tu de celle-ci, Roland ? Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ?
Roland se renfrogna.
— Est-ce là un nouveau témoignage de ta sottise ? Je te préviens que ma patience est…
— Non. Je t’ai promis d’être sérieux, et je le suis… du moins je m’efforce de l’être. C’est dans ce bouquin et il se trouve que je connais la réponse. Je l’ai entendue quand j’étais gosse.
Jake, qui connaissait lui aussi la réponse, cligna de l’œil à l’adresse d’Eddie. Celui-ci lui fit un clin d’œil en retour et s’amusa de voir Ote s’essayer à les imiter. Le bafouilleux ferma les yeux, abandonnant la partie.
Roland et Susannah, pendant ce temps, réfléchissaient à l’énigme.
— Cela doit avoir quelque chose à voir avec l’amour, dit Roland. A door, adore[10] Quand l’adoration n’est plus de l’adoration… Hum…
— Hum, dit Ote.
Son imitation du ton pensif de Roland était un petit chef-d’œuvre. Eddie refit un clin d’œil à Jake. Ce dernier couvrit sa bouche de sa main pour dissimuler un sourire.
— La réponse est-elle amour mensonger ?
— Non.
— Fenêtre ! dit soudain Susannah avec détermination. Quand est-ce qu’une porte n’est plus une porte ? Quand c’est une fenêtre !
— Non.
Eddie souriait à présent jusqu’aux oreilles. Jake, lui, était frappé de constater à quel point Roland et Susannah étaient loin de la bonne réponse. Il y a là de la magie à l’œuvre, songea-t-il. Pas de tapis volants ni d’éléphants qu’on escamote, mais de la magie quand même. L’activité à laquelle ils étaient en train de se livrer – se poser tout bêtement des devinettes autour d’un feu de camp – lui apparut soudain dans une lumière entièrement neuve. C’était comme jouer à colin-maillard, sauf qu’ici le bandeau était remplacé par des mots.
— Je donne ma langue au chat, dit Susannah.
— Moi aussi, renchérit Roland. Dis-le-nous si tu sais.
— La réponse est : quand elle est hors de ses gonds. Tu piges l’astuce ? (Eddie scruta le visage de Roland où pointait une lueur d’intelligence et demanda, légèrement anxieux :) Elle n’est pas bonne ? J’ai essayé d’être sérieux, ce coup-ci, Roland… parole !
— Elle n’est pas mauvaise du tout. Au contraire, elle est excellente. Cort l’aurait trouvée, j’en suis certain… Alain aussi, probablement. C’est très futé. J’ai fait ce que je faisais toujours à l’école : j’ai compliqué les choses et je suis passé à côté de la réponse.
— Il y a vraiment quelque chose dans cette devinette, hein ? fit Eddie, songeur.
Roland acquiesça d’un signe de tête, mais celui-ci fut perdu pour Eddie, qui avait plongé son regard au cœur du feu, où des douzaines de roses s’épanouissaient puis se fanaient dans les braises.
— Encore une, dit Roland, ensuite au lit. À partir de ce soir, toutefois, nous allons prendre des tours de garde. Toi d’abord, Eddie, puis Susannah. Je prendrai le dernier.
— Et moi ? demanda Jake.
— Plus tard, ça pourra se faire. Pour l’heure, il est plus important que tu dormes.
— Tu crois vraiment que c’est nécessaire ? s’enquit Susannah.
— Je ne sais pas – ce qui est en soi la meilleure raison pour le faire. Jake, choisis-nous une devinette dans ton livre.
Eddie tendit Tradéridéra, Devine-moi ! au gamin, qui feuilleta les pages et s’arrêta non loin de la fin.
— Ouah ! Celle-là, elle est super !
— Voyons voir, dit Eddie. Si ce n’est pas moi qui la trouve, ce sera Susannah. On nous connaît dans les foires de toute la contrée sous le nom d’Eddie Dean et sa reine de la Devine.
— On est bien spirituel, ce soir, on dirait, fit Susannah. On verra ce qu’il restera de ton humour quand tu auras fait le planton au bord de la route jusqu’à minuit ou à peu près, mon chou.
— « Je suis et pourtant n’existe pas, lut Jake, je viens toujours sans qu’on m’appelle. Parfois courte, longue parfois, je ne vous lâche pas d’une semelle. »
Ils discutaillèrent près d’un quart d’heure, mais aucun ne fut capable d’avancer la moindre réponse.
— Peut-être la solution viendra-t-elle à l’un de nous durant son sommeil, dit Jake. C’est comme ça que j’ai trouvé celle du fleuve.
— Pas un cadeau, ce bouquin, avec ses réponses dans la nature !
Eddie se leva et se drapa les épaules d’une couverture de peau comme d’une houppelande.
— Si ! rétorqua Jake. M. Tower me l’a donné.
— À quoi je dois faire gaffe, Roland ? demanda Eddie.
Le Pistolero haussa les épaules tandis qu’il s’étendait.
— Je l’ignore, mais, à mon avis, tu le sauras si tu vois ou entends quelque chose.
— Réveille-moi quand tu sentiras venir le sommeil, dit Susannah.
— Oh, ça, tu peux y compter !
4
Un fossé herbeux bordait la route. Eddie alla s’y asseoir, sa couverture sur les épaules. Une mince couche de nuages galopants voilait les cieux ce soir-là, faisant pâlir les étoiles. Un vent fort soufflait de l’ouest. Quand Eddie tourna son visage dans cette direction, il huma distinctement l’odeur des bisons qui avaient désormais fait leur cette plaine – un mélange de fourrure chaude et de fumées fraîches. L’acuité qu’avaient recouvrée ses sens au cours des mois écoulés était confondante… et, dans des moments comme celui-là, un peu terrifiante, aussi.
Très faiblement, il entendait un bison mugir.
Il se tourna vers la ville ; au bout d’un certain temps, il se mit à croire qu’il y apercevait de lointaines étincelles lumineuses – les bougies électriques du récit des jumeaux –, parfaitement conscient, cependant, qu’il ne voyait peut-être rien d’autre que ce qu’il désirait voir.
Tu es à des lieues et des lieues de la 42e Rue, mon mignon, se morigéna-t-il ; l’espoir est un truc fantastique, quoi qu’on en dise, mais n’espère pas au point de perdre de vue cette pensée : tu es à des lieues et des lieues de la 42e Rue. Ce n’est pas New York que tu vois devant tes yeux, si fort que tu le désires. C’est Lud, et Lud, c’est Lud. Si tu gardes cette idée à l’esprit, tu n’auras peut-être pas de problèmes.
Il passa son tour de garde à essayer de trouver une réponse à la dernière devinette de la soirée. La réprimande de Roland à propos de sa grosse blague sur le bébé mort l’avait mis de mauvais poil, et il serait ravi de pouvoir commencer la journée du lendemain en leur donnant la bonne réponse. Ils ne seraient évidemment pas en mesure de vérifier quelque réponse que ce soit à la fin du livre, mais, avec de bonnes devinettes, la réponse allait généralement de soi.
Parfois courte, longue parfois. C’était là la clé, à son avis, tout le reste n’était là que pour égarer les joueurs. Qu’est-ce qui était parfois long et parfois court ? Le souffle ? Non. Si l’on avait parfois le souffle court, on n’avait jamais le souffle long. Un voyage au long cours ? Un long drink ? Comme pour le souffle, ça ne marchait que pour un des deux termes.
— Un terme, murmura-t-il.
Un moment, il pensa avoir trouvé la solution. Les deux adjectifs allaient comme un gant. Le long terme signifiait une échéance lointaine ; le court terme, une échéance brève. Sauf que le long et le court terme ne vous collaient pas aux semelles.
Déçu, force lui fut de se moquer de lui, à se voir ainsi chamboulé à cause d’un innocent jeu de mots figurant dans un livre d’enfants. Cependant, il avait moins de peine à croire que des gens pussent s’entre-tuer à cause de devinettes – si les enjeux étaient suffisamment élevés et qu’il y eût fraude.
Allons… tu es en train de faire exactement ce qu’a dit Roland : passer à côté.
Oui, mais à quoi d’autre aurait-il pu penser ?
Puis la batterie se fit de nouveau entendre en provenance de la cité et Eddie eut autre chose à se mettre sous la dent. Il n’y avait pas de progression, dans ce bruit ; l’instant d’avant, c’était le silence et, l’instant suivant, le son battait à plein, comme si on venait de tourner un bouton. Eddie s’avança jusqu’au bout de la route en direction de la ville et tendit l’oreille. Il pivota alors sur lui-même pour voir si le martèlement avait réveillé ses compagnons. Il était toujours seul. Il se retourna vers Lud, les mains en cornet, pointa les oreilles en avant.
Bump… ba-bump… ba-bump-bumpbump-bump.
Bump… ba-bump… ba-bump-bumpbump-bump.
La certitude d’Eddie se renforça ; il savait ce que c’était. Du moins avait-il résolu cette énigme-là.
L’idée qu’il se trouvait sur une route déserte au cœur d’un monde quasiment vide, à quelque deux cent soixante-dix kilomètres d’une ville bâtie par quelque fabuleuse civilisation perdue et écoutait un tempo de rock’n’roll était dingue, mais l’était-ce plus qu’un feu de signalisation qui faisait sortir et rentrer un drapeau vert rouillé avec les mots PASSEZ PIÉTONS imprimés dessus ? Plus que de découvrir l’épave d’un avion allemand des années 1930 ?
Eddie fredonna mezza voce les paroles de la chanson de ZZ Top :
T’as pile besoin de ce truc collant
Pour fermer la braguette, devant,
de ton jean superclasse,
oh yeah…
Elles s’accordaient parfaitement au rythme. C’était la percussion disco de Velcro Fly. Eddie en aurait donné sa tête à couper.
Peu après, la musique se tut aussi soudainement qu’elle avait commencé, et il ne perçut plus que le vent et, plus faiblement, la Send, qui avait un lit mais n’y dormait point.
5
Aucun fait notable ne marqua les quatre jours suivants. Ils marchèrent ; ils virent le pont et la cité gagner en taille et en netteté ; ils bivouaquèrent ; ils se restaurèrent ; ils jouèrent aux devinettes ; ils montèrent la garde à tour de rôle (Jake avait harcelé Roland pour avoir son petit tour de veille durant les deux heures qui précédaient l’aube) ; ils dormirent. Le seul incident remarquable qui se produisit eut trait aux abeilles.
Vers midi, le troisième jour qui suivit la découverte de l’avion écrasé, un bourdonnement leur parvint, allant s’amplifiant jusqu’à dominer le jour. Roland finit par faire halte. Il désigna de l’index un bosquet d’eucalyptus.
— Là !
— On dirait des abeilles, décréta Susannah.
Les yeux bleu pâle de Roland brillèrent.
— Il se pourrait qu’on ait un petit dessert ce soir.
— Je ne sais comment te le dire, Roland, fit Eddie, mais je déteste être piqué.
— Comme nous tous, acquiesça Roland. Il n’y a pas de vent, on va pouvoir les enfumer pour les endormir et leur voler leurs rayons sans mettre la moitié de la planète à feu et à sang. Allons voir de plus près.
Il porta Susannah, aussi tentée que lui par l’aventure, jusqu’au bosquet d’eucalyptus. Eddie et Jake suivirent sans enthousiasme, et Ote, ayant apparemment conclu que la discrétion est la meilleure part de la bravoure, demeura assis au bord de la Grand-Route, haletant comme un chien et les observant avec attention.
Roland s’arrêta à la lisière des arbres.
— Restez où vous êtes, souffla-t-il à Eddie et à Jake. Nous allons jeter un coup d’œil. Je vous ferai signe de nous rejoindre si tout va bien.
Il porta Susannah sous les ombres mouchetées des arbres tandis que Jake et Eddie s’immobilisaient dans le soleil, les suivant des yeux.
Il faisait plus frais sous les ombrages. Le bourdonnement des abeilles était constant, hypnotique.
— Elles sont trop nombreuses, murmura Roland. C’est la fin de l’été ; elles devraient s’activer au-dehors. Je ne…
À la vue de la ruche saillant comme une tumeur hors du creux d’un arbre au centre de la clairière, il s’interrompit.
— Qu’est-ce qu’elles ont ? demanda Susannah d’une voix basse emplie d’horreur. Roland, qu’est-ce qu’elles ont ?
Une abeille, dodue et lente comme un taon en octobre, passa en bourdonnant près de sa tête. Susannah eut un sursaut de recul.
Roland fit signe à Jake et à Eddie de les rejoindre. Tous deux s’approchèrent et s’immobilisèrent, fixant la ruche sans prononcer un mot. Au lieu de figurer des hexagones bien ordonnés, les chambres n’étaient que des trous creusés au hasard, de toutes formes et de toutes tailles ; la ruche elle-même était bizarrement fondue, comme si on avait passé un coup de chalumeau dessus. Les abeilles qui y rampaient apathiquement étaient de la couleur de la neige.
— Nous pouvons faire une croix sur notre dessert de ce soir, dit Roland. Le miel que nous déroberions à ces rayons serait peut-être doux au palais, mais il nous empoisonnerait aussi sûrement que le jour succède à la nuit.
Une des grotesques abeilles blanches voleta pesamment près de la tête de Jake. Le garçon se baissa pour l’esquiver, empli de répugnance.
— À quoi c’est dû ? demanda Eddie. Qu’est-ce qui les a rendues comme ça, Roland ?
— La même chose que ce qui a nettoyé tout le pays par le vide ; qui fait que nombre de bisons naissent sous la forme de monstres stériles. Je l’ai entendu nommer la Vieille Guerre, le Grand Feu, le Cataclysme et le Grand Empoisonnement. Quoi que ce soit, ç’a marqué le début de tous nos problèmes et ça s’est produit voilà fort longtemps, un millier d’années avant la naissance des trisaïeuls des habitants de River Crossing. Les effets physiques – les bisons bicéphales, les abeilles blanches et ainsi de suite – se font plus rares au fil du temps. Je l’ai constaté de visu. Les autres changements se sont aggravés, même s’ils sont plus difficiles à déceler, et se poursuivent toujours.
Ils observèrent les abeilles neigeuses tandis qu’elles rampaient, hébétées et quasiment impotentes, autour de leur ruche. Certaines, apparemment, essayaient de travailler ; la plupart se contentaient de voleter de-ci, de-là, se cognant la tête et montant les unes sur les autres. Eddie se rappela soudain un flash infos qu’il avait vu autrefois – des survivants quittant une zone où avait explosé une canalisation de gaz, rasant presque totalement un pâté de maisons dans une ville de Californie. Les abeilles lui faisaient penser à ces gens ahuris, commotionnés.
— Vous avez eu une guerre nucléaire, hein ? demanda-t-il d’un ton de voix un rien accusateur. Ces Grands Anciens que t’as toujours à la bouche… Ils se sont fait sauter la tronche et hop zou direct en enfer, hein ?
— J’ignore ce qui s’est passé. Nul ne le sait. Les registres de l’époque se sont perdus, et les rares récits qui existent sont confus et contradictoires.
— Allons-nous-en, dit Jake d’une voix chevrotante. Ça me rend malade de regarder des trucs pareils.
— Je suis de ton avis, mon chou, dit Susannah.
Ils laissèrent donc les abeilles à leur existence sans but, brisée, dans le bosquet d’eucalyptus séculaires, et il n’y eut pas de miel pour le dessert ce soir-là.
6
— Quand vas-tu nous dire ce que tu sais ? demanda Eddie le lendemain matin.
La journée était lumineuse et bleue, mais le fond de l’air était mordant ; le premier automne qu’ils vivraient dans ce monde était imminent.
Roland jeta un coup d’œil à Eddie.
— Mais encore ?
— J’aimerais entendre toute ton histoire, du début jusqu’à la fin, en commençant par Gilead. Comment tu y as grandi et ce qui a mis un terme à tout ça. Je veux savoir comment tu as découvert l’existence de la Tour Sombre et pourquoi tu t’es mis en quête pour la trouver toutes affaires cessantes. Je veux tout savoir aussi sur tes amis. Et apprendre ce qui leur est arrivé.
Roland ôta son chapeau, essuya du bras la sueur sur son front et se recoiffa.
— Tu as le droit de savoir toutes ces choses, je suppose, et je te les dirai… mais pas maintenant. C’est une très longue histoire. Je n’ai jamais eu l’idée de la narrer à quiconque, et je ne la raconterai qu’une seule fois.
— Quand ? s’obstina Eddie.
— Quand le moment sera venu.
Ils durent se contenter de cette réponse.
7
Roland se réveilla juste avant que Jake ne le secoue. Il s’assit et jeta des regards alentour ; Eddie et Susannah dormaient profondément et, à la pâle lueur de l’aube, il ne vit rien d’anormal.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il à voix basse.
— Je ne sais pas. Un combat, peut-être. Viens écouter.
Roland repoussa sa couverture et suivit Jake jusqu’à la route. Il calcula qu’ils n’étaient plus désormais qu’à trois jours de marche de l’endroit où la Send longeait la cité ; le pont – bâti en plein sur le Sentier du Rayon – dominait l’horizon. Son inclinaison marquée était plus visible que jamais et il distinguait au moins une douzaine de trous, là où les câbles trop tendus avaient cassé net telles les cordes d’une lyre.
Cette nuit-là, ils eurent le vent de face lorsqu’ils regardèrent en direction de la cité, et les sons qu’il leur portait étaient faibles mais distincts.
— Est-ce un combat, vraiment ?
Roland hocha la tête et mit un doigt sur ses lèvres.
Il perçut de légers cris, un fracas qui semblait répercuter la chute de quelque énorme objet et – bien sûr – la batterie. Un autre tonnerre retentit, plus musical, celui-là : un bruit de verre brisé.
— Seigneur ! murmura Jake, qui se rapprocha du Pistolero.
Puis leur parvinrent des sons que Roland avait espéré ne pas entendre : le cliquetis rapide, graveleux, de petites armes à feu, suivi d’une forte détonation creuse – une explosion, à n’en pas douter. Elle roula vers eux en grondant à travers la plaine telle une boule de bowling invisible. Ensuite, cris, bruits sourds et bris de verre furent promptement couverts par la batterie et, lorsque celle-ci s’interrompit quelques minutes plus tard avec son inquiétante soudaineté habituelle, la cité replongea dans le silence ; un silence lourd de menaces.
Roland entoura les épaules de Jake de son bras.
— Il n’est pas encore trop tard pour contourner la cité.
Jake leva les yeux sur lui.
— Impossible.
— À cause du train ?
Jake acquiesça et chantonna :
— Blaine est peine, mais nous devons prendre le train. Et la cité est l’unique endroit où nous puissions nous embarquer à son bord.
Roland considéra pensivement le garçon.
— Pourquoi dis-tu que nous devons le prendre ? À cause du ka ? Si oui, Jake, il te faut comprendre que tu ne sais pas encore grand-chose à propos du ka – c’est le genre de sujet qu’on étudie sa vie durant.
— J’ignore s’il s’agit ou non du ka, mais je sais que nous ne pouvons nous rendre dans les Terres Perdues sans protection – autrement dit sans Blaine. Sans lui, nous mourrons, comme les abeilles que nous avons vues vont mourir quand l’hiver viendra. Il faut que nous soyons protégés. Parce que les Terres Perdues sont poison.
— D’où tiens-tu cela ?
— Je l’ignore ! cria Jake, au bord de la colère. Je le sais, c’est tout.
— D’accord, dit doucement Roland. (Il tourna de nouveau son regard vers Lud.) Mais il nous faudra être sacrément prudents. Dommage qu’ils aient encore de la poudre à fusil. Cela signifie qu’ils risquent d’avoir des armes plus puissantes encore. Je doute qu’ils sachent s’en servir, mais leur maladresse même accroît le danger. Ils peuvent s’énerver et nous envoyer tous ad patres.
— Atres, fit une voix grave dans leur dos.
Ils jetèrent un coup d’œil. Ote, assis sur le bord de la route, les observait.
8
Plus tard, ce jour-là, ils parvinrent à une nouvelle route qui serpentait vers eux, venant de l’ouest, et rejoignait la leur. Au-delà de ce point, la Grand-Route – beaucoup plus large, à présent, et divisée en son centre par un terre-plein en pierre noire polie – amorçait une inclinaison ; les remblais de béton émietté qui la flanquaient de part et d’autre donnèrent aux pèlerins une sensation de claustrophobie. Ils firent halte à un endroit où une de ces levées défoncées offrait une vision réconfortante du paysage et avalèrent un repas léger et peu satisfaisant.
— À ton avis, pourquoi a-t-on incliné la route ainsi, Eddie ? demanda Jake. Je veux dire, ç’a été fait exprès, n’est-ce pas ?
Eddie observa, par la brèche du béton, la plaine aussi étale que toujours et hocha la tête.
— Pourquoi donc ? insista Jake.
— J’sais pas, mon vieux.
Eddie, cependant, pensait le savoir. Il jeta un coup d’œil à Roland et comprit que le Pistolero le savait, lui aussi. La route menant au pont avait été inclinée pour des raisons défensives. Des troupes postées au sommet des pentes de béton avaient ainsi le contrôle de deux redoutes soigneusement agencées. Si les défenseurs n’aimaient pas l’allure des gens qui cheminaient vers Lud par la Grand-Route, ils étaient à même de faire pleuvoir la destruction sur eux.
— Tu es sûr de ne pas savoir ?
Eddie sourit à Jake et essaya de chasser de son esprit la pensée qu’un cinglé, tout là-haut, s’apprêtait à faire rouler une grosse bombe rouillée le long d’une de ces rampes de béton délabrées.
— Aucune idée, répondit-il.
Susannah siffla entre ses dents en manière de désapprobation.
— Cette route-là mène en enfer, Roland. J’espérais que nous n’aurions plus à nous servir de ce foutu harnais, mais tu ferais bien de le ressortir.
Roland opina et se mit à farfouiller dans sa bourse sans mot dire.
L’état de la Grand-Route se dégradait à mesure que d’autres, plus petites, la rejoignaient, ainsi que des affluents rejoignent un fleuve. Comme ils approchaient du pont, ils virent que les pavés cédaient la place à une surface que Roland prit pour du métal et ses compagnons pour de l’asphalte ou du macadam. Le revêtement n’avait pas aussi bien tenu que les pavés. Si le passage du temps lui avait causé quelques dommages, celui d’innombrables chevaux et chariots, depuis qu’on l’avait réparé pour la dernière fois, avait fait pis encore. Le sol s’était transformé en un hachis de décombres pleins de traîtrise. Y marcher n’allait pas être de la tarte, et l’idée d’y pousser le fauteuil de Susannah était grotesque.
De chaque côté, les remblais s’étaient escarpés peu à peu, et à présent, ils distinguaient à leurs sommets des formes minces et pointues qui se profilaient indistinctement contre le ciel. Roland pensa à des pointes de flèches – énormes, des armes fabriquées par une tribu de géants. Pour ses compagnons, elles évoquèrent des fusées ou des missiles guidés. Susannah y vit des Redstone lancés de Cap Canaveral ; Eddie des S.A.M construits pour être mis à feu à l’arrière de camions à dessus plat, et stockés dans toute l’Europe ; Jake des missiles ICBM dissimulés dans des silos de béton armé sous les plaines du Kansas et les montagnes désertiques du Nevada, programmés pour dévaster la Chine ou l’URSS en cas d’apocalypse nucléaire. Tous eurent l’impression d’entrer au sein d’une sombre et lugubre zone d’ombre ou d’une contrée frappée par quelque ancienne malédiction toujours à l’œuvre.
Plusieurs heures après avoir pénétré dans cette région – que Jake baptisa le Gantelet –, les voyageurs virent les remblais de béton disparaître, là où se rejoignaient une demi-douzaine de routes d’accès, tels les fils d’une toile d’araignée ; le paysage s’ouvrit de nouveau… Ce qui les soulagea tous, bien qu’aucun d’eux ne le formulât à haute voix. Un autre feu de signalisation se balançait au-dessus du croisement, plus familier, celui-là, à Eddie, à Susannah et à Jake. Il avait eu autrefois quatre faces de verre ; les vitres étaient depuis longtemps cassées.
— Je parie que cette route, jadis, était la huitième merveille du monde, dit Susannah. Et voyez ce qu’elle est devenue… Un champ de mines.
— Les anciennes routes sont parfois les meilleures, acquiesça Roland.
Eddie désigna l’ouest.
— Regardez !
À présent que les hautes barrières de béton avaient disparu, ils voyaient exactement ce que le vieux Si leur avait décrit par-dessus les tasses de l’amer café bu à River Crossing : « Un rail unique, avait-il dit, haut placé sur le socle d’une pierre faite par la main de l’homme, comme en utilisaient les Anciens pour édifier leurs rues et leurs murs. » Le rail filait vers eux, venant de l’ouest, en une mince ligne droite, puis enjambait la Send et pénétrait dans la cité par un étroit pont à chevalet doré. C’était une construction toute de sobre élégance – et la seule, jusqu’à présent, qu’ils aient vue totalement dépourvue de rouille –, mais elle était tout de même très dégradée. En son centre, un grand morceau était tombé dans le fleuve. Il en subsistait deux longues piles en saillie pointées l’une vers l’autre tels des index accusateurs. Sous le trou, un tube de métal fuselé jaillissait hors de l’eau. Jadis d’un bleu éclatant, il était désormais terni par des éclaboussures de rouille. De cette distance, il avait l’air minuscule.
— Au temps pour Blaine ! dit Eddie. Pas étonnant qu’ils aient cessé de l’entendre. Les supports ont fini par céder quand il a franchi le fleuve, et il a bu la tasse. Il devait décélérer au moment où ça s’est produit, sinon il aurait foncé droit-fil et nous ne verrions qu’un énorme trou genre cratère de bombe sur l’autre rive. Eh bien, c’était un sacré engin à l’époque où il était opérationnel !
— Mercy a dit qu’il y avait un autre train, lui rappela Susannah.
— Ouais. Elle a dit aussi qu’elle ne l’avait pas entendu depuis sept ou huit ans, et Tantine Talitha a dit plus de dix. Qu’est-ce que tu en penses, Jake… Jake ? Terre à Jake, Terre à Jake, à toi, bonhomme !
Jake, absorbé dans la contemplation des vestiges du train émergeant de la Send, ne répondit que par un haussement d’épaules.
— Tu es d’une aide très précieuse, Jake. Tes informations sont de grande valeur… Voilà pourquoi je t’aime. Pourquoi nous t’aimons tous.
Jake ne lui prêta pas attention. Il savait que ce n’était pas Blaine qu’il voyait. Les restes du monorail sortant du fleuve étaient bleus. Dans son rêve, Blaine avait le rose poudreux et doux du chewing-gum qu’on vend avec des fiches de base-ball.
Roland, pendant ce temps, avait sanglé les courroies du harnais de Susannah sur sa poitrine.
— Eddie, hisse ta dame dans ce bidule. Il est temps que nous bougions nos fesses et voyions par nous-mêmes.
Jake porta nerveusement son regard sur le pont qui se profilait devant eux. Il percevait un vrombissement aigu, fantomatique, dans le lointain – le bruit du vent jouant dans les crochets d’acier déglingués qui reliaient les câbles aériens au tablier de béton.
— Crois-tu que ce soit sans danger de traverser ? demanda-t-il.
— Nous le saurons demain, rétorqua Roland.
9
Le lendemain matin, le groupe de voyageurs se tenait à l’extrémité du long pont délabré, l’œil fixé sur Lud. Les rêves d’Eddie concernant de vieux elfes pleins de sagesse qui auraient maintenu en état de marche des machines que pourraient utiliser les pèlerins avaient fait long feu. Maintenant qu’ils en étaient si proches, il apercevait des brèches dans la cité – des blocs entiers d’édifices avaient été brûlés ou soufflés par des explosions. La ligne des toits lui évoqua une mâchoire malade, déjà partiellement édentée.
Certes, nombre de bâtiments étaient toujours debout, mais leur aspect désolé, désaffecté, emplit Eddie d’une mélancolie qui ne lui était pas habituelle ; sans compter que le pont séparant les voyageurs de ce labyrinthe d’acier et de béton en ruine paraissait tout sauf solide et éternel. Les crochets verticaux de gauche s’affaissaient mollement ; ceux qui restaient à droite hurlaient sous l’effet de la tension. Le tablier était constitué de caissons trapézoïdaux. Certains s’étaient gauchis vers le haut, révélant de noires béances ; d’autres étaient de guingois. Si la plupart de ces derniers s’étaient à peine fissurés, d’autres étaient brisés, formant des brèches assez grandes pour laisser passer des camions – de gros camions. Là où âmes et hourdis avaient disparu, ils distinguaient la rive boueuse et les eaux vert-de-gris de la Send au-delà. Eddie estima la distance entre le tablier et l’eau à quatre-vingt-dix mètres au centre du pont. Estimation modeste, probablement.
Il observa les énormes caissons de béton où s’ancraient les câbles porteurs ; celui de droite semblait en partie arraché du sol. Eddie jugea plus sage de ne pas mentionner le fait aux autres ; que le pont oscillât lentement mais de façon perceptible suffisait. Rien qu’à le regarder, il souffrait déjà du mal de mer.
— Eh bien ? demanda-t-il à Roland. Qu’en penses-tu ?
Le Pistolero désigna le flanc droit du pont. Une passerelle inclinée d’environ un mètre cinquante de large y courait, édifiée sur des caissons de béton plus petits et constituant un tablier à part, segmenté, soutenu par un sous-câble – ou peut-être une épaisse tige d’acier – et fixé aux câbles porteurs par d’énormes crampons arqués. Eddie examina le plus proche avec l’intérêt avide de celui qui risque de confier bientôt sa vie à l’objet de son examen. Le crampon, bien que rouillé, paraissait solide. Une inscription était gravée dans son métal : FONDERIE LAMERK. Eddie, fasciné, s’aperçut qu’il ne savait plus si les mots étaient du Haut Parler ou de l’anglais.
— Je pense que nous pouvons l’utiliser, dit Roland. Il n’y a qu’un endroit à problème. Tu le vois ?
— Ouais… Difficile de faire autrement.
Le pont mesurait au moins quatre cents mètres. Il n’avait sans doute pas été entretenu depuis plus d’un siècle, mais pour Roland, il ne s’était réellement détérioré qu’au cours des cinquante dernières années. La rupture des crampons de droite avait accentué son inclinaison sur la gauche. La torsion la plus forte s’était produite en son milieu, entre les deux tours de câbles hautes de cent vingt mètres. Au point de torsion maximale, un trou béant en forme d’œil courait le long du tablier. La brèche de la passerelle était moins importante ; deux caissons adjacents au moins étaient cependant tombés dans la Send, creusant un fossé de six à neuf mètres de large. À l’emplacement des caissons disparus, ils apercevaient nettement la tige d’acier rouillé, ou le câble, qui soutenait la passerelle. Ils allaient devoir s’en servir pour passer le trou.
— À mon sens, on peut y aller, dit Roland en désignant calmement le pont. La brèche pose un problème, mais la rambarde de sécurité existe encore. On pourra se tenir à quelque chose.
Eddie acquiesça d’un hochement du menton ; son cœur, toutefois, cognait douloureusement dans sa poitrine. La tige de soutien visible de la passerelle ressemblait à un gros tuyau fait d’acier articulé et mesurait probablement un mètre vingt de large, au sommet. En esprit, il visualisa la traversée, les pieds sur le large dos légèrement incurvé du câble, les mains agrippant la rambarde, tandis que le pont tanguerait lentement tel un navire pris dans une faible houle.
— Bon Dieu ! s’écria-t-il. (Il voulut cracher ; il n’avait plus de salive – sa bouche était trop sèche.) Tu es sûr, Roland ?
— Je ne vois pas d’autre possibilité.
Le Pistolero désigna le fleuve ; Eddie aperçut un second pont, depuis longtemps effondré dans la Send, celui-là. Ses vestiges saillaient de l’eau en un enchevêtrement rouillé de vieil acier.
— Qu’en penses-tu, Jake ? demanda Susannah.
— Oh, ça baigne ! rétorqua le garçon du tac au tac.
Et, de fait, il souriait.
— Je te déteste, môme, fit Eddie, que Roland observait, la mine un brin soucieuse.
— Si tu ne te sens pas capable de le faire, dis-le. Ne va pas te tétaniser à mi-parcours.
Eddie fit courir son regard un long moment sur la surface tordue du pont puis opina.
— J’y arriverai, je crois. Les hauteurs n’ont jamais été ma tasse de thé.
— Bien. (Roland regarda chacun tour à tour.) Plus tôt on s’y mettra, plus vite on aura fini. Je passe le premier, avec Susannah. Jake et Eddie suivront en arrière-garde. Tu peux t’occuper du fauteuil ?
— Je veux, mon neveu ! répondit Eddie avec désinvolture.
— Dans ce cas, en route.
10
Dès qu’il fut sur la passerelle, Eddie sentit la peur combler ses espaces vides telle de l’eau froide ; il commença à se demander s’il n’avait pas commis une bourde hyperdangereuse. Vu de la terre ferme, le pont paraissait ne tanguer que légèrement ; une fois qu’il y eut bel et bien pris pied, il eut l’impression de se retrouver juché sur le balancier de la plus grande horloge du monde. Le mouvement était très lent mais régulier, et l’amplitude des oscillations beaucoup plus longue qu’il ne l’avait supposé. Le revêtement de la passerelle était salement fissuré et penchait de 10 degrés vers la gauche, au bas mot. Ses pieds crissaient sur des amalgames lâches de béton poudreux et le grincement profond des caissons était constant. Au-delà du pont, les toits de la cité oscillaient sans hâte d’avant en arrière, tel l’horizon artificiel du jeu vidéo le plus lent qu’on eût jamais vu.
Au-dessus de leurs têtes, le vent grondait sans relâche dans les crampons tendus. Au-dessous, le sol s’inclinait en à-pic jusqu’à la rive nord-ouest boueuse du fleuve. Eddie était à neuf mètres de hauteur… puis dix-huit… puis trente. Il n’allait pas tarder à surplomber l’eau. À chacun de ses pas, le fauteuil battait contre sa jambe gauche.
Une masse de fourrure se faufila entre ses pieds et, de la main droite, il agrippa comme un dément la rambarde mouillée, retenant à grand-peine un hurlement. Ote, trottinant, lui jeta au passage un bref regard, l’air de dire : « Excuse-moi… Je ne fais que passer. »
— Stupide bestiole ! siffla Eddie entre ses dents serrées.
S’il regardait en contrebas sans plaisir, il se rendit compte qu’il détestait plus encore observer les crampons qui – par quel miracle ? – maintenaient toujours câbles et pont. Ils étaient rongés par la rouille et des nœuds de fils d’acier s’échappaient de la plupart d’entre eux, semblables à des houppettes de coton métalliques. Eddie savait, grâce à son oncle Reg, qui avait travaillé en qualité de peintre sur les ponts George-Washington et Triborough, que crampons et câbles aériens étaient « tissés » de milliers de fils d’acier. Sur ce pont-là, la trame foutait le camp. Les crampons s’effilochaient littéralement et, par voie de conséquence, les fils cassaient.
Il a tenu jusqu’à maintenant, il tiendra bien encore un peu, pensa-t-il. Tu t’imagines que ce truc va tomber dans l’eau uniquement parce que tu marches dessus ? Prétentieux, va !
Cette pensée, cependant, ne lui fut d’aucun réconfort. Pour ce qu’il en savait, ils étaient peut-être les premiers à tenter la traversée depuis des décennies. Et le pont, somme toute, allait forcément s’effondrer un jour ou l’autre, et, à en juger par son aspect, ce jour était proche. Leurs poids combinés risquaient d’être la goutte d’eau qui ferait déborder le vase.
Eddie heurta de sa tennis un gros bloc de béton et, pris de nausée mais incapable de détourner le regard, il le suivit de l’œil tandis qu’il tombait à n’en plus finir, tournoyant sur lui-même. Il y eut un petit plouf ! – minuscule –, quand il toucha le fleuve. Le vent, qui fraîchissait, soufflait en bourrasques, plaquant sa chemise contre sa peau en sueur. Le pont gémissait et oscillait. Eddie voulut ôter ses mains de la rambarde, mais elles semblaient gelées dans une étreinte mortelle sur le métal piqueté.
Il ferma les paupières un moment. Tu ne vas pas te paralyser. Non. Je… je te l’interdis. S’il te faut regarder quelque chose, choisis un truc vieux, grand et moche. Il rouvrit les yeux, les fixa sur le Pistolero, obligea ses mains à relâcher leur étau et se remit en marche.
11
Roland atteignit le début de la brèche et se retourna. Jake le suivait à un mètre cinquante, Ote sur ses talons. L’animal était accroupi, le cou tendu. Le vent soufflait beaucoup plus fort au-dessus de la Send et Roland voyait onduler la fourrure du bafouilleux. Eddie se trouvait à quelque huit mètres derrière Jake. Les traits crispés, il s’évertuait cependant à poser un pied devant l’autre avec obstination, tenant le fauteuil plié de Susan-nah dans la main gauche. De la droite, il se cramponnait comme un noyé à la rambarde.
— Susannah ?
— Oui, dit aussitôt la jeune femme. Ça va.
— Jake ?
Le gamin leva les yeux, souriant toujours. Le Pistolero comprit qu’il n’y aurait pas de problèmes avec lui. Jake vivait le plus beau moment de sa vie. Ses cheveux voletaient autour de son joli front et ses yeux étincelaient. Il leva le pouce. Roland sourit et leva le sien en retour.
— Eddie ?
— Ne te fais pas de bile pour moi.
Eddie, apparemment, avait l’œil fixé sur Roland ; celui-ci, toutefois, se rendit compte qu’il regardait, au-delà de lui, les bâtiments de brique sans fenêtres qui se pressaient sur la berge à l’autre bout du pont. Parfait. Étant donné sa peur manifeste des hauteurs, c’était sans doute la meilleure chose qu’il pût faire pour ne pas paniquer.
— D’accord, murmura le Pistolero. Nous allons nous attaquer à la brèche, Susannah. Reste tranquillement assise. Ne fais pas de mouvements brusques. Compris ?
— Oui.
— Si tu veux rectifier ta position, c’est maintenant.
— Je suis bien, Roland, dit-elle avec calme. J’espère seulement qu’Eddie va tenir le coup.
— Eddie est un pistolero, désormais. Il va se conduire en pistolero.
Roland pivota vers la droite, faisant ainsi face à l’aval ; il saisit la rambarde, puis commença à franchir la brèche, raclant de ses bottes le câble rouillé.
12
Jake attendit que Roland et Susannah soient presque de l’autre côté de la brèche pour se lancer à son tour. Le vent avait beau souffler en rafales et le pont osciller, il n’éprouvait pas la moindre peur. À dire vrai, il était complètement grisé. À l’inverse d’Eddie, il n’avait jamais eu le vertige ; il était ravi d’être là-haut, d’où il pouvait voir la Send s’étirer comme un ruban d’acier sous un ciel qui commençait à se couvrir de nuages.
À mi-parcours de la brèche (Roland et Susannah, qui avaient atteint l’endroit où reprenait la passerelle inégale, regardaient leurs deux compagnons), Jake se retourna ; son cœur se serra. Ils avaient oublié un membre du groupe quand ils avaient discuté de la traversée. Ote était accroupi, paralysé et manifestement terrifié, au bord de la brèche. Il reniflait l’endroit où se terminait le béton et où commençait la tige incurvée et rouillée.
— Viens, Ote ! cria Jake.
— Ote ! répondit le bafouilleux, et le chevrotement de sa voix rauque fut fort semblable à celui d’un humain.
Il étira son long cou vers Jake, mais n’esquissa pas un mouvement. Ses yeux cerclés d’or étaient immenses et emplis de désarroi.
Une nouvelle rafale frappa le pont, le faisant se balancer en hurlant. Quelque chose vibra près de la tête de Jake – le son d’une corde de guitare pincée, qui venait de casser net. Un fil d’acier venait de sauter du crampon vertical le plus proche, manquant lui écorcher la joue. À trois mètres, Ote était misérablement aplati au sol, les yeux rivés sur Jake.
— Viens ! cria Roland. Le vent fraîchit ! Viens, Jake !
— Pas sans Ote !
Jake entreprit de refaire en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir. Avant qu’il n’eût fait deux pas, Ote se hissa avec précaution sur la tige d’acier. Les griffes, au bout de ses pattes arc-boutées avec raideur, égratignèrent la ronde surface métallique. Eddie, juste derrière le bafouilleux, à présent, était désemparé et mortellement effrayé.
— C’est ça, Ote ! l’encouragea Jake. Viens vers moi !
— Ote-Ote ! Ake-Ake ! cria l’animal, qui se mit à trotter rapidement sur la tige.
Il était presque parvenu à la hauteur de Jake quand le vent se remit traîtreusement à souffler en rafales. Le pont oscilla. Les griffes d’Ote éraflèrent frénétiquement la tige à la recherche d’une prise, mais bernique ! Son arrière-train chassa dans l’espace. Le bafouilleux tenta de se retenir avec ses antérieurs, mais il n’y avait rien à quoi s’accrocher. Ses pattes postérieures filèrent follement en plein ciel.
Jake lâcha la rambarde et plongea, ne pensant qu’aux yeux cerclés d’or d’Ote.
— Non, Jake ! hurlèrent Roland et Eddie d’une seule voix, chacun d’un côté de la brèche, trop éloignés l’un et l’autre pour intervenir.
Jake heurta la tige de la poitrine et du ventre. Son sac à dos tressauta sur ses omoplates et il entendit ses dents s’entrechoquer dans son crâne dans un fracas de boules de billard. Le vent souffla encore et Jake régla ses mouvements sur lui, nouant sa main droite autour de la tige et tendant la gauche vers Ote tandis que celui-ci basculait dans le vide. Le bafouilleux commença à glisser et referma violemment ses mâchoires sur la main offerte de Jake. La souffrance fut instantanée, atroce. Jake cria, mais tint bon, tête baissée, le bras droit étreignant la tige, les genoux durement pressés contre la surface misérablement lisse. Ote était suspendu à sa main gauche comme un acrobate de cirque, levant sur lui ses yeux cerclés d’or ; Jake vit son propre sang ruisseler en minces filets sur les joues du bafouilleux.
13
La peur d’Eddie se volatilisa, cédant la place à une froideur étrange, mais bienvenue. Il laissa bruyamment tomber le fauteuil de Susannah sur le béton craquelé et courut lestement le long du câble, faisant fi de la rambarde. Jake était suspendu tête en bas au-dessus de la brèche, Ote se balançant au bout de sa main gauche tel un pendule de fourrure. Et la main droite du garçon lâchait prise.
Eddie écarta les jambes en ciseaux et se laissa choir en position assise. Dépourvues de toute protection, ses couilles s’écrasèrent douloureusement dans son entrejambe, mais, pour l’heure, cet élancement, si abominable fût-il, était le cadet de ses soucis. D’une main, il saisit Jake aux cheveux et, de l’autre, une sangle du sac à dos. Il se sentit basculer dans le vide et, l’espace d’un instant de cauchemar, il crut que tous trois allaient passer par-dessus bord comme une guirlande de pâquerettes.
Il lâcha les cheveux de Jake et raffermit sa prise sur la sangle du sac à dos, formant des vœux pour que le gamin n’ait pas acheté de la camelote dans un magasin bon marché. De sa main libre, il battit l’air au-dessus de sa tête, à la recherche de la rambarde. Au bout d’une éternité, au cours de laquelle se poursuivit leur glissade de groupe, il la trouva et l’empoigna.
— ROLAND, beugla-t-il. J’AURAIS PEUT-ÊTRE BESOIN D’UN COUP DE MAIN !
Mais Roland était déjà à ses côtés, Susannah toujours perchée sur son dos. Quand il se pencha, la jeune femme noua ses bras autour de son cou, afin de ne pas tomber la tête la première hors du harnais. Le Pistolero passa le bras autour de la poitrine de Jake et hissa le garçon. Quand ses pieds furent de nouveau sur la tige, Jake entoura le corps tremblant d’Ote de son bras droit. Sa main gauche, feu et glace mêlés, lui faisait souffrir le martyre.
— Lâche-moi, Ote ! haleta-t-il. Tu peux me lâcher, à présent… Nous sommes… sains et saufs.
Pendant un horrible moment, il crut que le bafouilleux n’obéirait pas. Puis, lentement, les mâchoires d’Ote se desserrèrent, et Jake put libérer sa main. Elle était couverte de sang et cerclée d’un semis de trous sombres.
— Ote, dit le bafouilleux d’une petite voix.
Eddie, étonné, vit que les étranges yeux de l’animal étaient emplis de larmes. Ote tendit le cou et lécha le visage de Jake de sa langue ensanglantée.
— Ça va, dit Jake, pressant sa figure contre la chaude fourrure. (Il pleurait, lui aussi, les traits figés en un masque sous l’effet du choc et de la souffrance.) Te fais pas de mouron, ça va. Tu n’avais pas le choix, et puis ça m’est bien égal !
Eddie se remit debout avec précaution. Son visage était cendreux et il avait l’impression d’avoir reçu une boule de bowling en plein ventre. Sa main gauche glissa lentement vers son entrejambe pour y évaluer les dommages.
— Une putain de vasectomie au rabais, dit-il d’une voix rauque.
— Tu vas tourner de l’œil, Eddie ? demanda Roland.
Une rafale frisquette envoya son chapeau dans la figure de Susannah. La jeune femme le rattrapa et le lui enfonça jusqu’aux oreilles, ce qui donna au Pistolero l’allure d’un péquenot à demi débile.
— Non, répondit Eddie. J’aimerais bien, remarque…
— Examine Jake, dit Susannah. Il pisse le sang.
— Je vais bien, déclara l’intéressé, qui voulut dissimuler sa main.
Roland la prit doucement au vol entre les siennes. Le garçon avait au moins une douzaine de morsures sur le dos de la main, la paume et les doigts. La plupart étaient profondes. Pas moyen de savoir si des os avaient été fracturés ou des tendons sectionnés tant que Jake n’essaierait pas de faire des mouvements de flexion. Or, pas plus le moment que le lieu ne se prêtait à ce genre d’exercices.
Roland regarda Ote. L’animal lui rendit son regard, ses yeux expressifs emplis de chagrin et d’effroi. Il ne s’était pas donné la peine de nettoyer le sang de Jake de ses joues ; pourtant, se lécher eût été pour lui un comportement on ne peut plus naturel.
— Fiche-lui la paix ! dit Jake en resserrant son étreinte autour de l’animal. Ce n’est pas sa faute. Ç’a été la mienne de l’oublier. Le vent l’a balayé comme un fétu.
— Je n’ai pas l’intention de lui faire du mal. (Roland était certain que le bafouilleux n’avait pas la rage, mais il ne voulait pas laisser Ote vampiriser Jake plus avant. En ce qui concernait d’autres maladies dont Ote pouvait être porteur… Bon, le ka en déciderait, ainsi qu’il le faisait toujours, en finale. Roland ôta son foulard et essuya les babines et le museau d’Ote.) Là ! Brave bête… Bon petit pote…
— Ote, dit le bafouilleux d’une petite voix.
Susannah, qui observait la scène par-dessus l’épaule de Roland, eût donné sa tête à couper qu’elle avait perçu de la gratitude dans cette voix-là.
Une nouvelle rafale les frappa. Le temps se gâtait à la vitesse grand V.
— Eddie, nous devons quitter le pont. Tu peux marcher ?
— Non, missié. Moi y en a juste pouvoi’ t’aîner les pieds.
La douleur dans l’aine et au creux de l’estomac, bien que toujours vive, l’était moins que la minute d’avant.
— Parfait. En route. Filons aussi vite que possible.
Roland tourna les talons, fit un pas, puis s’arrêta. Un homme, debout à l’extrémité de la brèche, les observait, le visage vide d’expression.
Le nouveau venu avait surgi tandis qu’ils étaient tous occupés à secourir Jake et Ote. Il portait une arbalète en travers du dos. Une écharpe jaune vif enturbannait sa tête ; les bouts s’en déployaient comme des bannières dans le vent fraîchissant. Des anneaux dorés, ornés de croix en leur centre, pendaient à ses oreilles. Un bandeau de soie blanche occultait un de ses yeux. Son visage était piqueté de pustules pourpres, dont certaines, ouvertes, suppuraient. Il pouvait avoir trente, quarante ou soixante ans. Il avait une main haut levée au-dessus de sa tête, refermée sur un objet que Roland n’arrivait pas à identifier ; sauf que la forme en était trop régulière pour que ce fût une pierre.
Derrière cette apparition, la cité s’esquissait avec une espèce de clarté surnaturelle dans le jour qui allait s’obscurcissant. Eddie effleura du regard les groupes d’immeubles en brique de la rive opposée – des magasins depuis belle lurette mis à sac par des pillards, à coup sûr –, ainsi que les canyons pleins d’ombre et les dédales de pierre, et il comprit soudain à quel point il avait eu tort, à quel point il avait été fou d’espérer trouver de l’aide dans la cité. À présent, il voyait les façades en ruine et les toits brisés ; les nids d’oiseaux échevelés sur les corniches, dans les fenêtres béantes et dépourvues de vitres ; à présent, il respirait vraiment l’odeur de Lud, et cette odeur n’était pas celle d’épices fabuleuses ni des mets savoureux dans le genre de ceux que sa mère rapportait parfois de chez Zabar ; c’était la puanteur d’un matelas qui a pris feu et s’est lentement consumé, avant qu’on y jette de l’eau puisée dans les égouts. Tout à coup, il comprit Lud, la comprit tout à fait. Le pirate grimaçant qui avait surgi tandis qu’ils détournaient leur attention était probablement la version la plus approchante d’un elfe vieux et sage que pouvait produire ce lieu en miettes, agonisant.
Roland tira son revolver.
— Rengaine ce joujou, mon couillon, dit l’homme à l’écharpe jaune avec un tel accent à couper au couteau qu’ils le comprirent à peine. Range-le, mon petit cœur. T’es un fier gaillard, si fait, mais cette fois, tu as perdu.
14
Avec son pantalon rapiécé de velours vert, le nouveau venu, debout au bord de la brèche creusée dans le pont, avait l’air d’un flibustier au soir d’une journée de pillage : malade, déguenillé, dangereux.
— Suppose que je décide de n’en rien faire ? fit Roland. Suppose que je choisisse de te loger une balle dans ta tête scrofuleuse ?
— Dans ce cas, je te précéderai en enfer juste le temps de te tenir la porte. (L’homme à l’écharpe jaune émit un gloussement éraillé. Il agita la main qu’il levait en l’air.) Pour moi, c’est blanc bonnet et bonnet blanc.
Roland devina qu’il disait vrai. L’homme donnait l’impression d’avoir au plus un an à vivre… et probable que les derniers mois de cette année-là seraient loin d’être un lit de roses. Les pustules suintantes de sa face n’étaient pas dues à des radiations ; sauf si Roland se fourrait le doigt dans l’œil jusqu’au coude, ce type était dans la phase finale de ce que la Faculté désigne sous le nom de syphilis et que les profanes appellent tout bêtement les bourgeons des putes. Affronter un homme dangereux était toujours une affaire délicate, mais du moins pouvait-on calculer ses chances dans ce genre de rencontres. Mais quand il s’agissait de la mort, les paramètres changeaient.
— Vous savez ce que j’ai là, mes petits chéris ? demanda le pirate. Vous savez ce qu’a dégoté ce bon vieux Gasher ? Une grenade, un chouette truc que les Anciens ont laissé sur place, et je l’ai dégoupillée… Rester couvert avant que les présentations soient faites trahirait un manque total de savoir-vivre, pas ? (Il jacassa gaiement pendant un moment, puis son visage redevint calme et grave. Tout humour déserta ses traits, comme si on venait de tourner un bouton dans quelque recoin de son cerveau dégénéré.) Il n’y a que mon doigt, désormais, qui retienne la goupille, mon petit chéri. Si tu me descends, il va y avoir une sacrée explosion. Toi et la guenon juchée sur ton dos, vous serez atomisés. Le louchon, itou, m’est avis. Le jeune gandin qui se tient derrière vous et pointe son joujou sur mon nez a peut-être une chance de vivre, mais seulement jusqu’au moment où il touchera l’eau… et sûr qu’il la touchera, parce que ce pont ne tient que par un fil depuis quarante ans, et il ne faudrait pas grand-chose pour l’achever. Alors, veux-tu ranger ton pétard ou est-ce qu’on va tous faire une petite virée en enfer dans la même charrette ?
Un court instant, Roland envisagea de dégommer l’objet que Gasher appelait une grenade ; il vit comment l’homme l’agrippait et rengaina son revolver dans son étui.
— Ah, bien ! cria Gasher, remis de bonne humeur. Je savais que tu étais un mec correct, rien qu’à te voir ! Oh oui ! Je le savais !
— Que veux-tu ? demanda Roland, bien qu’il crût connaître la réponse.
Gasher leva sa main libre et pointa un index crasseux en direction de Jake.
— Le louchon. Donne-moi le louchon en échange de votre liberté.
— Va te faire foutre ! s’écria Susannah aussi sec.
— Pourquoi pas ? répliqua le pirate dans un gloussement. Passe-moi un éclat de miroir que je me coupe la bite et me l’enfile dans le cul… Pourquoi pas, vu le bien qu’elle me fait, ces temps-ci. Ouais, je ne peux même pas pisser sans qu’elle me brûle toute. (Ses yeux, singulièrement froids, ne quittaient pas le visage de Roland.) Qu’est-ce que t’en dis, mon poteau ?
— Qu’adviendra-t-il de nous si je te livre le gosse ?
— Ma foi, vous poursuivrez votre route peinards. Vous avez la parole de l’Homme Tic-Tac. Je suis son truchement, parfaitement, et Tic-Tac est un mec régule, lui aussi, il ne reprend pas sa parole une fois qu’il l’a donnée. Je ne peux pas parler pour les Ados que vous pourriez croiser sur votre route, mais vous n’aurez aucun ennui de la part des Gris de Tic-Tac.
— Qu’est-ce qui te prend, Roland, bordel de merde ? rugit Eddie. Tu n’as pas l’intention d’obtempérer, non ?
Roland ne regarda pas Jake et dit, sans remuer les lèvres :
— Je tiendrai ma promesse.
— Oui… j’en suis sûr. (Puis Jake dit d’une voix forte :) Baisse ton flingue, Eddie. La décision m’appartient.
— Jake, tu as perdu l’esprit !
Le pirate gloussa joyeusement.
— Que nenni, mon couillon ! C’est toi qui as perdu l’esprit si tu ne me crois pas. À tout le moins, il sera à l’abri de la batterie avec nous, n’est-ce pas ? Et dis-toi bien que si je ne pensais pas ce que je disais, j’aurais commencé par vous ordonner à tous de jeter vos feux par-dessus la rambarde. C’était facile comme bonjour ! Mais est-ce que je l’ai fait ? Non !
Susannah avait surpris les paroles échangées entre Jake et Roland. Elle avait également eu l’occasion de comprendre combien leurs choix étaient limités en l’état actuel des choses.
— Range-le, Eddie.
— Comment être sûrs que vous ne lancerez pas la grenade une fois que vous aurez le gamin ? cria Eddie.
— Je la ferai exploser dans les airs s’il essaie, dit Roland. J’en suis capable, et il le sait.
— Je le ferai peut-être. Tu ne te mouches pas du coude, sûr.
— S’il dit vrai, poursuivit Roland, il mourra même si je manque son jouet, car le pont s’effondrera et on fera tous le plongeon.
— Très futé, fiston ! dit Gasher. Tu es un petit malin, tu sais ça ? (Il croassa de rire, puis redevint sérieux et confiant.) Assez causé, mon poteau. Décide. Vas-tu me donner le petit gars ou marcherons-nous tous comme un seul homme jusqu’au bout du chemin ?
Avant que Roland ait pu dire un mot, Jake s’était éloigné sur le câble, Ote toujours pelotonné dans sa main droite. Il tendait la gauche, raide et sanglante, devant lui.
— Jake, non ! cria Eddie, au désespoir.
— Je viendrai te chercher, dit Roland, toujours de cette même voix basse.
— Je sais, répéta Jake.
Le vent se remit à souffler. Le pont oscilla et gémit. À présent, la Send était tachetée de moutons et l’eau bouillonnait, blanchâtre, autour de l’épave du mono bleu en amont.
— Si fait, mon couillon ! chantonna Gasher. (Il retroussa les lèvres, révélant quelques dents rares qui saillaient de ses gencives blanches telles des pierres tombales décaties.) Ah, mon beau petit louchon ! Viens donc !
— Roland, c’est peut-être du bluff ! hurla Eddie. Un bobard.
Le Pistolero ne répliqua mot.
Comme Jake approchait de l’extrémité de la brèche, Ote dénuda les dents à son tour et se mit à gronder à l’adresse de Gasher.
— Balance-moi ce fourbi parleur à la mer, fit le pirate.
— Allez vous faire foutre, rétorqua Jake d’une voix aussi unie.
Un instant, Gasher parut surpris, puis il hocha la tête.
— Tu l’aimes, c’est ça ? Très bien. (Il recula de deux pas.) Dans ce cas, pose-le par terre dès que tu auras mis le pied sur le béton. Et s’il me saute à la gueule, je te jure que je lui fais sortir sa cervelle par son mignon petit trou du cul.
— Trou du cul, dit Ote entre ses dents à nu.
— La ferme, Ote ! marmonna Jake.
Le garçon atteignit le revêtement de béton au moment où une rafale hyperviolente frappait le pont. La vibration de câbles cédant sembla venir de partout à la fois. Jake jeta un coup d’œil derrière lui. Roland et Eddie agrippaient la rambarde. Susannah l’observait par-dessus l’épaule du Pistolero, son casque de boucles ondulant et s’ébouriffant dans la bourrasque. Jake leva la main vers eux. Roland leur fit signe en retour.
Tu ne me laisseras pas tomber, ce coup-ci ? avait-il demandé. Non. Plus jamais, avait répondu Roland. Jake le croyait… mais il avait une frousse du diable à la pensée de ce qui pouvait se produire avant son arrivée. Il posa Ote à terre. Gasher se rua vers le bafouilleux, lui décochant des coups de pied. Ote s’esquiva pour échapper au pied botté.
— Cours ! lui cria Jake.
Ote obtempéra, les dépassant comme un trait, et bondit, tête baissée, vers l’extrémité du pont côté Lud, slalomant afin d’éviter les trous et sautant par-dessus les lézardes. Il ne se retourna pas. Un moment plus tard, Gasher avait passé le bras autour du cou de Jake. Il puait la crasse et la viande en décomposition, et les deux odeurs se mêlaient pour former un seul relent fétide, agressif et lourd, qui fit se lever le cœur de Jake.
Il plaqua son sexe contre les fesses du garçon.
— Peut-être que je ne suis pas aussi mal en point que je le croyais. Ne dit-on pas que la jeunesse est le vin qui enivre les vieillards ? On va s’en payer une tranche, pas vrai, mon joli louchon ? Ah, on va s’en payer une tranche à en faire chanter les anges !
Ô Jésus ! se dit Jake.
Gasher haussa le ton.
— On se tire, mon impitoyable ami. De grandes choses nous attendent, nous avons d’importants personnages à voir, pour sûr, mais je tiendrai parole. Quant à vous, vous allez rester là où vous êtes un bon quart d’heure, si vous n’êtes pas idiots. Si vous faites mine de bouger, on va tous aller faire risette à la Jolie Dame à la Faux. Pigé ?
— Oui, dit Roland.
— Tu me crois quand je te dis que je n’ai rien à perdre ?
— Oui.
— Très bien. Avance, mon petit ! Une, deux !
Gasher resserra l’étau de son bras, coupant la respiration à Jake et l’entraînant à reculons. Ce fut ainsi qu’ils battirent en retraite, face à la brèche où Roland se tenait avec Susannah sur son dos ; Eddie, à deux pas derrière lui, avait toujours en main le Ruger que Gasher avait appelé un joujou. Gasher soufflait son haleine contre l’oreille de Jake en petites bouffées tièdes. Le pire, c’était l’odeur.
— N’essaie pas de jouer au plus fin, murmura le pirate, ou sinon je t’arrache tes bijoux de famille et te les enfonce jusqu’au troufignon. Ce serait triste de les perdre avant d’avoir eu l’oc-case de t’en servir, pas ? Très, très triste.
Ils parvinrent au bout du pont. Jake se raidit, persuadé que Gasher allait finalement lancer sa grenade. Mais non… Du moins, pas encore. Le pirate poussa Jake dans une étroite allée, le faisant passer entre deux petits box – sans doute d’anciennes guérites de péage. Au-delà, les magasins en brique avaient l’allure de blocs cellulaires.
— Bien, mon couillon, je vais libérer ton cou… Sinon, comment pourrais-tu avoir du souffle pour courir ? Mais je vais te tenir par le bras, et si tu ne files pas aussi vite que le vent, je te promets que je te l’arrache et que j’en ferai un gourdin pour te taper dessus. Compris ?
Jake hocha la tête. D’un coup, l’horrible poids qui comprimait sa trachée-artère s’envola. Aussitôt, il reprit conscience de l’existence de sa main – chaude, gonflée et pleine de feu. Puis Gasher enferma son biceps dans des doigts pareils à des cercles de fer, et il oublia sa main.
— Tra-la-lère ! cria Gasher d’une voix de fausset joyeuse et grotesque. (Il agita la grenade dans la direction du trio sur le pont.) Bye-bye, mes poussins ! (Puis il grogna à l’intention de Jake :) Allez, cours, putain de petit louchon ! Cours !
Jake fut d’abord emporté puis propulsé dans un marathon. Le pirate et lui dévalèrent une rampe incurvée pour rejoindre le niveau de la rue. Confuse, la première pensée de Jake fut que c’était ce à quoi ressemblerait l’East River Drive, deux ou trois siècles après que quelque mystérieuse maladie cérébrale aurait décimé tous les gens sains d’esprit du monde.
Des carcasses, vieilles et rouillées, de ce qui avait dû être jadis des voitures, apparaissaient par intervalles le long des deux trottoirs. La plupart étaient des roadsters en forme de bulle ; Jake n’avait de sa vie vu semblables véhicules (excepté, peut-être, ceux que conduisaient les personnages gantés de blanc des bandes dessinées de Walt Disney) ; il aperçut toutefois une antique coccinelle Volkswagen, peut-être aussi une Corvair Chevrolet et une Ford Model A. Aucune de ces sinistres épaves n’avait de pneus ; ils avaient dû être volés ou être tombés en poussière depuis belle lurette. Toutes les vitres avaient été brisées, comme si les derniers habitants de cette cité avaient pris en horreur le moindre objet susceptible de leur renvoyer leur reflet, même par hasard.
Sous et entre les voitures abandonnées, les caniveaux étaient jonchés de monceaux de ferraille non identifiables et de brillants éclats de verre. Des arbres avaient été plantés à distances régulières en bordure de la rue, à une époque plus heureuse, depuis longtemps révolue ; à présent, ils étaient tellement morts qu’ils ressemblaient à de rigides sculptures de métal contre le ciel nuageux. Certains magasins soit avaient été bombardés, soit s’étaient effondrés tout seuls et, au-delà des tas enchevêtrés de briques qui en constituaient les uniques vestiges, Jake apercevait le fleuve ainsi que les étais rouillés et affaissés du pont de la Send. L’odeur de pourriture mouillée – une odeur qui semblait se bloquer dans les narines – était plus forte que jamais.
La rue s’éloignait vers l’est, divergeant du Sentier du Rayon, et les décombres l’obstruaient davantage. Six ou sept pâtés de maisons plus bas, elle paraissait complètement bouchée ; ce fut pourtant dans cette direction-là que Gasher le tira. Au début, Jake maintint l’allure, mais Gasher lui imposait une cadence formidable. Le garçon se mit à haleter et resta un pas à la traîne. Gasher le souleva quasiment du sol, tandis qu’il le traînait vers la barrière de ferraille, de béton et de barres d’acier rouillé qui se dressait devant eux. Une bouche d’incendie – placée là à dessein, à ce qu’il parut à Jake – se trouvait entre deux larges bâtisses aux façades de marbre poussiéreuses. Devant celle de gauche, se dressait une statue que Jake reconnut au premier regard : celle de la femme qu’on appelait la Justice aveugle, et cela faisait à coup sûr du bâtiment qu’elle gardait un tribunal. Mais il n’eut guère le loisir de la contempler ; Gasher le halait sans merci vers la barricade, et il ne ralentissait pas l’allure.
Il va nous tuer s’il nous emmène là-dedans ! pensa Jake. Mais Gasher, qui traçait comme l’éclair en dépit de la maladie qui s’affichait en réclame sur son visage, enfonça plus profondément les doigts dans le bras de Jake et l’entraîna à la hâte. Jake aperçut une venelle étroite au sein de l’amoncellement de béton, de meubles fendus, de tuyauteries rouillées, de camions et de voitures qui ne s’était pas vraiment formé tout seul. La lumière jaillit soudain dans son esprit. Ce dédale allait retarder Roland des heures… mais c’était l’arrière-cour de Gasher, et celui-ci savait parfaitement où il allait.
La petite ouverture sombre donnant sur la venelle se trouvait sur la gauche du dépotoir branlant. Quand ils y furent, le pirate lança l’objet vert par-dessus son épaule.
— Plonge, mon mignon ! cria-t-il avant de pousser des gloussements aigus, hystériques.
Un instant plus tard, une terrible explosion secoua la rue. L’une des voitures en forme de bulle bondit à plus de cinq mètres dans les airs, puis retomba sur son toit. Une grêle de briques siffla au-dessus de la tête de Jake et quelque chose le frappa violemment à l’omoplate gauche. Il trébucha, et se serait étalé de tout son long si Gasher ne l’avait remis d’aplomb d’une saccade et tiré dans l’étroite ouverture dans les décombres. Une fois dans la venelle, ils furent happés par des ombres menaçantes qui les enveloppèrent.
Quand Jake et Gasher eurent disparu, une petite boule de fourrure se faufila hors d’un barrage de béton. C’était Ote. Le bafouilleux s’immobilisa un moment devant l’ouverture de la venelle, le cou étiré, les yeux brillants. Puis il s’y engagea, le nez au ras du sol, reniflant avec soin.
15
— Allons-y ! dit Roland dès que Gasher eut tourné les talons.
— Comment as-tu pu ? demanda Eddie. Comment as-tu pu laisser ce monstre l’emmener ?
— Je n’avais pas le choix. Apporte le fauteuil. Nous allons en avoir besoin.
Ils avaient pris pied sur la surface de béton à l’extrémité de la brèche quand une explosion fit trembler le pont, projetant des débris dans le ciel qui s’obscurcissait.
— Seigneur !
Eddie tourna vers Roland un visage crayeux et consterné.
— Pas de panique, dit calmement celui-ci. Les types comme Gasher ne manipulent généralement pas à la légère leurs joujoux hautement explosifs.
Ils parvinrent aux guérites dressées au bout du pont. Roland s’arrêta juste après, au sommet de la rampe incurvée.
— Tu savais que ce mec ne bluffait pas, n’est-ce pas ? dit Eddie. Je veux dire, tu ne le supposais pas – tu le savais.
— C’est un cadavre ambulant, et ces gens-là n’ont plus besoin de bluffer. (La voix de Roland était calme, mais on y décelait une note d’amertume et de souffrance.) Je savais qu’un truc dans ce goût-là risquait de se produire, et si nous avions vu ce gars-là plus tôt, quand nous étions encore hors de portée de son œuf explosif, nous aurions pu le tenir à distance. Mais Jake est tombé, et Gasher était trop près. À mon avis, il a pensé qu’en amenant un garçon nous comptions acquitter un droit de passage pour pouvoir traverser la cité en toute sécurité. Merde ! Quelle guigne !
Il s’assena un coup de poing sur la cuisse.
— Eh bien, allons le chercher !
Roland secoua la tête.
— Nous allons devoir nous séparer. Nous ne pouvons emmener Susannah là où ce fils de pute est parti ni la laisser seule.
— Mais…
— Écoute et ne discute pas… si tu veux sauver Jake. Plus nous nous attardons, plus sa piste sera froide. Et il est coton de suivre une piste refroidie. Tu as ta propre mission à remplir. S’il existe un autre Blaine – et je suis sûr que c’est ce que croit Jake –, toi et Susannah devez le trouver. Il doit y avoir une gare, ou ce qu’on appelait jadis, dans les pays lointains, un berceau. Tu comprends ?
Pour une fois, Dieu merci, Eddie n’ergota pas.
— Ouais. Nous le trouverons. Et après ?
— Tire une balle toutes les demi-heures ou à peu près. Une fois que j’aurai Jake, je vous rejoindrai.
— Des coups de feu risquent d’attirer l’attention d’autres gens, dit Susannah.
Eddie avait aidé la jeune femme à s’extirper du harnais et elle était de nouveau assise dans son fauteuil.
Roland leur jeta un regard froid.
— Débrouillez-vous-en.
— OK ! (Eddie tendit la main ; Roland la serra furtivement.) Retrouve-le, Roland.
— Oh, je le retrouverai ! Priez seulement vos dieux pour que ce ne soit pas trop tard. Et rappelez-vous le visage de vos pères, tous les deux.
Susannah hocha la tête.
— On va essayer.
Roland tourna les talons et dévala la rampe d’un pas ailé. Quand il eut disparu de leur vue, Eddie regarda Susannah et ne fut pas vraiment surpris de voir la jeune femme en pleurs. Lui-même avait envie de pleurer. Une demi-heure plus tôt, ils formaient une petite bande d’amis proches. Leur douillette intimité avait volé en miettes en l’espace de quelques minutes – Jake avait été enlevé, Roland était parti à sa recherche. Jusqu’à Ote qui s’était enfui. Eddie ne s’était jamais senti aussi abandonné de sa vie.
— J’ai l’intuition que nous ne les reverrons jamais, dit Susannah.
— Bien sûr que si ! répondit Eddie d’un ton brusque. (Cependant, il partageait le pressentiment de la jeune femme. La prémonition que leur quête avait pris fin avant d’avoir réellement commencé alourdissait son cœur.) Dans un combat contre Attila le Hun, je parierais à trois contre deux sur Roland le Barbare. Viens, Suzie… nous avons un train à prendre.
— Mais où ? demanda-t-elle, misérable.
— Je ne sais pas. Peut-être devrions-nous mettre la main sur le premier elfe vieux et sage venu pour lui poser la question.
— Qu’est-ce que tu racontes, Edward Dean ?
— Rien.
Et parce qu’il pensait être tout à fait capable d’éclater en sanglots, Eddie saisit les poignées du fauteuil et se mit à le pousser le long de la rampe craquelée et jonchée de verre qui menait à la cité de Lud.
16
Jake ne tarda pas à sombrer au sein d’un monde brumeux, où la souffrance constituait les uniques repères : sa main qui lui élançait, l’endroit de son biceps où les doigts de Gasher s’enfonçaient telles des chevilles d’acier, ses poumons en feu. Très vite, ces douleurs se fondirent, puis un point aigu, brûlant, dans le côté gauche, les domina. Jake se demanda si Roland était déjà sur leur piste. Il se demanda également combien de temps Ote serait capable de survivre dans ce monde si différent de l’habitat de plaine et de forêt qui avait toujours été le sien. Puis Gasher lui lança un coup de poing au visage, lui faisant saigner le nez, et toute pensée se dilua dans un bain rouge de douleur.
— Magne, mon salopiau ! Remue tes mignonnes petites fesses !
— Je cours… aussi vite que possible, haleta Jake, qui évita de justesse un épais tesson de verre saillant telle une longue dent translucide du mur de ferraille à main gauche.
— J’espère que non, ou je vais te mettre K-O et te traîner par les cheveux si c’est le cas ! Allez, schnell, petit bâtard !
Jake, sans trop savoir comment, força l’allure. En plongeant dans la venelle, il avait cru qu’ils redéboucheraient rapidement sur l’avenue ; à présent, à son corps défendant, il comprenait que non. Plus qu’une venelle, c’était une rue camouflée et fortifiée qui s’enfonçait au cœur du pays des Gris. Les hauts murs chancelants qui enserraient les coureurs avaient été édifiés avec une foule de matériaux des plus hétéroclites : des voitures, complètement ou partiellement aplaties par des blocs de granit et d’acier empilés dessus ; des colonnes de marbre ; des machines-outils inconnues, rendues rouge terne par la rouille aux endroits où la graisse ne les noircissait plus ; un poisson de cristal et de chrome aussi grand qu’un avion privé, avec un mot sibyllin dans le Haut Parler – DÉLICE – élégamment gravé dans son flanc d’écaillés étincelantes ; des chaînes enchevêtrées, dont chaque maillon était aussi gros que la tête de Jake, enveloppant un fouillis dément de meubles qui se tenaient en équilibre aussi précaire au-dessus d’eux que des éléphants de cirque sur leurs minuscules plates-formes d’acier.
Parvenu à un endroit où cette folle venelle se divisait, Gasher prit sans hésiter l’embranchement de gauche. Un peu plus loin, trois autres ruelles, si étroites, celles-là, qu’on aurait dit des tunnels, rayonnaient dans diverses directions. Cette fois, Gasher s’engagea dans celle de droite. Le boyau, apparemment tapissé de montagnes de boîtes pourrissantes et d’énormes tas de vieux papier – du papier qui, jadis, avait peut-être été des livres ou des magazines –, était trop exigu pour que tous deux y avancent de front. Gasher poussa Jake en avant et se mit à lui bourrer le dos de coups pour l’inciter à presser l’allure. C’est ce que doit éprouver un bœuf quand on le pousse dans la glissière menant à l’abattoir, pensa Jake, qui jura, s’il sortait vivant de l’aventure, de ne plus jamais manger de bifteck.
— Cours, mon joli ! Cours !
Jake perdit bientôt toute mémoire des tours et des détours qu’ils faisaient et, à mesure que Gasher l’entraînait de plus en plus loin au cœur de l’entrelacs d’acier tordu, de meubles fracassés et de machines au rebut, il commença à abandonner tout espoir d’être sauvé. Désormais, Roland lui-même ne serait pas capable de le retrouver. Si le Pistolero tentait tout de même le coup, il s’égarerait et errerait jusqu’à la mort dans les boyaux de ce monde de cauchemar.
Ils amorçaient à présent une descente et les murs de papier compressé avaient cédé la place à des remparts de classeurs, à des amoncellements de machines à calculer et à des empilements de matériel informatique. Jake avait l’impression de courir à travers quelque cauchemardesque magasin Radio Shack. Pendant près d’une minute pleine, le mur qui défilait à toute allure sur la gauche de Jake se révéla fait de seuls téléviseurs et terminaux vidéo, entassés à la va-comme-je-te-pousse. Ils fixaient le gamin tels les yeux vitreux de morts. Et, tandis que le sol sous leurs pieds accentuait sa pente, Jake se rendit compte qu’ils étaient bel et bien dans un tunnel. Le lé de ciel nuageux, au-dessus de leurs têtes, s’étrécit en une bande, la bande en ruban et le ruban en fil. Ils se trouvaient dans des enfers sinistres, détalant comme des rats au sein d’un gigantesque dépotoir.
Et si tout ce fatras allait nous tomber dessus ? pensa Jake. Toutefois, épuisé et dolent comme il l’était, cette éventualité ne l’effrayait guère. Si le toit s’effondrait, au moins aurait-il le loisir de prendre quelque repos.
Gasher l’aiguillonnait comme un paysan sa mule, lui tapant tantôt l’une ou l’autre épaule pour lui signifier de tourner à gauche ou à droite. Dans les lignes droites, il frappait Jake à la nuque. Le garçon essaya tant bien que mal d’éviter un tuyau en saillie, qui le heurta violemment à la hanche, l’envoyant valdinguer dans l’étroit passage jusqu’à un enchevêtrement de verre et de planches déchiquetées. Gasher l’empoigna et le poussa de nouveau devant lui.
— Cours, espèce de louchon maladroit ! Tu ne sais donc pas courir ? Sans l’Homme Tic-Tac, je t’enculerais sur place et te trancherais la gorge dans le feu de l’action, pour sûr !
Jake galopait dans une brume rouge, où seuls avaient cours la douleur et les fréquents sons mats que produisaient les poings de Gasher en s’abattant sur ses épaules ou sur son crâne. Enfin, au moment où il sentait ne plus pouvoir tenir l’allure bien longtemps encore, le pirate le saisit par le cou et le fit s’arrêter si brutalement que le garçon lui rentra dedans avec un cri étranglé.
— Voici un truc astucieux ! claironna jovialement Gasher, hors d’haleine. Regarde droit devant et tu verras deux barbelés qui se croisent en X au ras du sol. Tu les vois ?
Au début, Jake ne distingua rien. Les lieux étaient très sombres ; d’énormes bouilloires de cuivre s’entassaient à sa gauche et, sur la droite, s’amoncelaient des réservoirs d’acier qui ressemblaient à des scaphandres. Jake songea qu’il pourrait faire tomber ceux-ci en avalanche s’il soufflait très fort. Il s’essuya le front, repoussant des mèches de cheveux emmêlés, et s’efforça de ne pas penser à l’allure qu’il aurait, aplati sous une quinzaine de tonnes de ces réservoirs. Il cligna des yeux dans la direction que lui indiquait Gasher. Il discerna en effet deux minces lignes d’argent semblables à des cordes de guitare ou de banjo. Chacune retombait d’un côté de la venelle et toutes deux se croisaient à une soixantaine de centimètres au-dessus du trottoir.
— Faufile-toi dessous, mon petit cœur. Et fais gaffe, car si tu fais ne serait-ce qu’effleurer l’une de ces cordes, la moitié de cette merde d’acier et de béton de la cité s’écroulera sur ta mignonne petite caboche. Sur la mienne itou, bien que je doute que cela te dérange des masses, hein ? Allez, passe là-dessous !
Jake, d’un mouvement d’épaules, se débarrassa de son sac à dos et, se mettant à plat ventre, le poussa dans la brèche devant lui. Et, tandis que lui-même progressait sous les minces fils tendus, il se rendit compte qu’il ne voulait pas mourir encore. Il sentait que ces tonnes de ferraille en équilibre savant guettaient le moment de fondre sur lui. Ces fils maintiennent probablement deux clés de voûte judicieusement choisies, pensa-t-il. Si l’un d’eux se rompt… adieu veau, vache, cochon, couvée ! Son dos effleura une des cordes et, loin au-dessus de sa tête, quelque chose grinça.
— Gare, mon couillon ! fit Gasher dans un râle. Vas-y en douceur !
Jake rampa sous le croisillon, s’aidant des pieds et des coudes. Ses cheveux puants, poissés de sueur, lui retombèrent dans les yeux, mais il ne pensait plus à les en ôter.
— C’est tout bon, grommela enfin Gasher, qui se glissa sous les fils avec l’aisance que confère une longue pratique. (Il se releva et s’empara du sac avant que Jake n’eût eu le temps de le remettre sur son dos.) Qu’est-ce que tu transportes là-dedans, mon couillon ? (Il défit les sangles et jeta un œil à l’intérieur.) Des friandises pour ton vieux pote ? Papa Gasher aime les sucreries, oui-là !
— Il n’y a rien d’autre que…
La main de Gasher surgit comme la foudre et repoussa la tête de Jake d’une claque si violente qu’une écume sanglante jaillit du nez du garçon.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? s’écria Jake, ulcéré.
— Pour t’apprendre à me dire ce que mes yeux chassieux sont capables de voir tout seuls ! hurla Gasher, qui jeta le sac à dos.
Il dénuda ce qui lui restait de dents en un sourire dangereux, terrible.
— Et pour avoir failli nous faire tomber dessus tout ce bazar de merde ! – Il s’interrompit, puis ajouta d’une voix plus calme – Et aussi parce que j’en avais envie, je dois le reconnaître. Ta stupide face de mouton me fout des démangeaisons dans les doigts, pour sûr.
Son sourire s’élargit, révélant des gencives blanchâtres et suintantes, vision dont Jake se serait volontiers passé.
— Si ton dur à cuire d’ami nous file le train jusque-là, il aura une surprise quand il se fichera dans ces fils, hein ? (Gasher leva les yeux, souriant toujours.) Il y a un bus qui se balance quelque part en équilibre dans le coin, si je me souviens bien.
Jake se mit à pleurer – des larmes de fatigue, de désespoir, qui traçaient d’étroits sillons dans ses joues crasseuses.
Gasher leva la main, paume ouverte, menaçante.
— Ouste, mon couillon, avant que je me mette à chialer à mon tour… Ton vieux pote est très senteurmental, tu sais, et quand il se laisse aller au chagrin et aux larmes, seul le fait de balancer une petite claque ou deux peut lui redonner le sourire. Cours !
Ils coururent. Gasher prit apparemment au hasard des venelles s’enfonçant de plus en plus profondément dans le dédale malodorant et grinçant, indiquant la route à suivre à Jake en lui assenant de vigoureuses bourrades sur les épaules. À un moment donné, la batterie se fit entendre. Le son semblait venir de partout et de nulle part ; pour Jake, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Le garçon abandonna tout espoir, toute pensée, et se laissa sombrer corps et âme dans le cauchemar.
17
Roland fit halte devant la barricade qui obstruait complètement la rue. À l’inverse de Jake, il n’espérait pas émerger à l’air libre à l’autre bout. Les immeubles situés à l’est de ce point seraient des îles truffées de sentinelles, affleurant d’une mer intérieure d’ordures, d’outils, d’objets… et de traquenards, sûr et certain. Si certains des décombres qui l’entouraient étaient toujours là où ils étaient tombés cinq cents, sept cents ou mille ans plus tôt, Roland supposa que la plupart avaient été entassés là un à un par les Gris. Le secteur oriental de Lud, en effet, était devenu la forteresse des Gris et le Pistolero se trouvait à présent au pied de ses murs d’enceinte.
Il progressa à pas lents et aperçut l’ouverture d’une venelle à demi dissimulée derrière un gros bloc de béton effrité. Il distingua des empreintes de pieds dans la poussière poudreuse – celles de deux individus, des grandes et des petites. Sur le point de se remettre debout, Roland les examina encore et s’accroupit de nouveau. Il n’y avait pas deux paires d’empreintes, mais trois, la troisième dessinant les pattes d’un petit animal.
— Ote ? appela doucement Roland. (Pendant un moment, ce fut le silence, puis un unique aboiement discret retentit du sein des ténèbres. Roland pénétra dans la venelle ; deux yeux cerclés d’or le regardaient à hauteur du premier coude. Le Pistolero se hâta vers le bafouilleux. Celui-ci, qui ne supportait toujours que la proximité du seul Jake, recula d’un pas, puis se campa fermement sur ses pattes, levant un regard anxieux sur l’arrivant.) Tu veux bien m’aider ? (Roland percevait le sec rideau rouge de la fièvre guerrière au bord de sa conscience, mais, pour l’heure, le Pistolero ne devait pas céder à cet indicible soulagement.) M’aider à retrouver Jake ?
— Ake ! aboya Ote, observant toujours Roland de ses yeux craintifs.
— En route, alors ! Trouve-le !
Ote tourna aussitôt les talons et dévala promptement la venelle, le nez collé au sol. Roland lui emboîta le pas, levant à l’occasion les yeux sur le bafouilleux. Sinon, il gardait le regard fixé sur le trottoir vétuste, à la recherche de signes.
18
— Bon Dieu ! fit Eddie. Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ?
Susannah et lui avaient suivi la rue au pied de la rampe sur une distance de deux pâtés de maisons. Ils avaient aperçu la barricade qui se dressait droit devant (manquant de moins d’une minute l’entrée de Roland dans la venelle partiellement dissimulée) et, mettant le cap sur le nord, avaient pris une voie plus large qui avait rappelé la 5e Avenue à Eddie. Il n’avait pas osé le dire à Susannah ; il était encore trop sous le coup de la déception à la vue de cette cité puante et en ruine pour lâcher une remarque optimiste.
« La 5e Avenue » les conduisit dans une zone de grands immeubles de pierre blanche qui évoquèrent à Eddie la Rome des films de gladiateurs qu’il regardait, enfant, à la télé. Les bâtisses étaient austères et, dans l’ensemble, en bon état. Eddie était prêt à parier qu’il s’agissait d’édifices publics – galeries, bibliothèques, peut-être des musées. L’un, coiffé d’un vaste toit en dôme, qui s’était craquelé comme un œuf de granit, était peut-être un ancien observatoire, bien qu’Eddie eût lu quelque part que les astronomes aimaient à être à l’écart des métropoles, parce que toutes les lumières électriques foutaient la merde dans l’observation qu’ils faisaient des étoiles.
Il y avait des échappées entre ces imposants édifices et, si le gazon et les fleurs d’autrefois avaient été envahis par les mauvaises herbes et un fouillis de broussailles, l’endroit avait conservé un aspect majestueux ; Eddie se demanda s’il avait constitué jadis le noyau de la vie culturelle de Lud. Cette époque, bien sûr, remontait aux calendes grecques ; Eddie doutait fort que Gasher et ses comparses fissent montre d’un quelconque intérêt pour les ballets ou la musique de chambre.
Susannah et lui étaient parvenus à un embranchement important, d’où partaient quatre larges avenues tels les rayons d’une roue. En son moyeu, s’étendait une spacieuse place pavée, ceinte de haut-parleurs fichés sur des poteaux d’acier hauts de douze mètres. Au centre de la place, se dressait un piédestal soutenant les vestiges d’une statue – un puissant destrier de cuivre, vert-de-grisé, lançant ses antérieurs dans les airs. Le guerrier qui avait jadis monté ce cheval de bataille reposait à côté sur son épaule corrodée, brandissant d’une main ce qui ressemblait à une mitrailleuse et une épée de l’autre. Ses jambes enlaçaient toujours le corps de son ancienne monture, mais ses bottes étaient demeurées soudées à ses flancs de métal. MORT AUX GRIS ! barrait le piédestal en lettres d’un orange fané.
En observant les avenues en étoile, Eddie vit les poteaux des haut-parleurs plus en détail. Si certains étaient tombés, la plupart étaient toujours debout, et chacun s’ornait d’une macabre guirlande de cadavres. Par voie de conséquence, la place sur laquelle débouchait « la 5e Avenue » ainsi que les rues qui en rayonnaient étaient confiées à la garde d’une petite armée de morts.
— Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? répéta Eddie.
Il n’attendait pas de réponse, et Susannah ne lui en donna pas… mais elle aurait pu. Elle avait déjà eu auparavant des visions du passé du monde de Roland, mais aucune n’avait jamais été si nette et certaine que celle-là. Toutes ses visions précédentes, comme celle qu’elle avait eue à River Crossing, avaient une qualité obsédante, à l’instar des rêves, mais l’expérience qu’elle vécut alors survint en un flash unique, et ce fut comme si elle voyait la face tordue d’un dangereux maniaque à la lueur aveuglante d’un éclair.
Les haut-parleurs… les corps pendus… la batterie. Elle comprit tout à coup ce qui les reliait aussi clairement qu’elle avait compris que les chariots lourdement chargés qui traversaient jadis River Crossing pour se rendre à Jimtown étaient tirés par des bœufs et non par des mules ou des chevaux.
— Oublie cette racaille, dit-elle d’une voix qui tremblait à peine. C’est le train qui nous intéresse… Quelle route, d’après toi ?
Eddie leva les yeux sur le ciel qui s’obscurcissait et repéra sans mal le Sentier du Rayon parmi les nuages qui filaient. Il baissa ensuite son regard sur le sol, et ne fut guère surpris de constater que l’entrée de la rue correspondant au plus près au Sentier du Rayon était gardée par une grosse tortue de mer en pierre. Sa tête reptilienne pointait hors de la fente de sa carapace de granit ; ses yeux profondément enfoncés semblaient les observer avec curiosité. Eddie la désigna d’un signe de tête et eut un pauvre sourire.
— Tu vois la tortue comme elle est ronde ?
Susannah lui jeta un coup d’œil et acquiesça. Eddie poussa le fauteuil sur la place et s’engagea dans la rue de la Tortue. Les cadavres qui la flanquaient exhalaient une sèche odeur de cannelle qui fit se révulser l’estomac du garçon… non qu’elle fût désagréable, bien au contraire… l’arôme d’épice sucrée qu’un gosse serait ravi de saupoudrer sur ses tartines grillées du matin.
La rue de la Tortue, Dieu merci, était large et la plupart des cadavres accrochés aux poteaux n’étaient guère plus que des momies ; Susannah, cependant, en vit certains relativement récents ; des mouches très affairées rampaient encore sur la peau noircissante de leurs faces gonflées et des asticots sortaient en se tortillant de leurs yeux pourrissants.
Et, au pied de chaque poteau, s’empilait un petit tas d’os.
— Il doit y en avoir des milliers, dit Eddie. Hommes, femmes et enfants.
— Oui, répondit Susannah d’une voix calme qui parut lointaine et bizarre à ses propres oreilles. Ils ont eu beaucoup de temps à tuer. Et ils l’ont mis à profit pour se massacrer entre eux.
— Faites entrer en scène ces satanés elfes pleins de sagesse ! s’écria Eddie.
Le rire qui suivit son exclamation ressembla fort à un sanglot.
Eddie pensa qu’il commençait enfin à comprendre pleinement la signification réelle de cette phrase innocente : Le monde a changé. Et la masse d’ignorance et de mal qu’elle recouvrait.
Et sa profondeur.
Les haut-parleurs étaient une mesure de temps de guerre, pensa Susannah. Aussi évident que deux et deux font quatre ! Dieu seul sait quelle guerre ou à quelle époque elle a eu lieu, mais il a dû y avoir un sacré truc. Les maîtres de Lud utilisaient les haut-parleurs pour faire des annonces dans toute la cité de quelque point central, à l’abri des bombes – un bunker transformé en QG comme celui où Hitler et son haut état-major se sont réfugiés à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Et, dans ses oreilles, résonnait la voix de commandement et d’autorité qui avait grondé de ces haut-parleurs – aussi distinctement qu’elle avait entendu le grincement des chariots traversant River Crossing et le claquement du fouet sur l’échine des bœufs peinant sous l’effort.
Les centres de ravitaillement A et D seront fermés aujourd’hui ; veuillez vous rendre aux centres B, C, E et F munis des tickets appropriés.
Escouades de milice 9, 10 et 12 au rapport à Sendside.
Bombardement aérien prévu entre huit et dix heures Tous les non-combattants devront se présenter aux abris qui leur ont été assignés. Apportez vos masques à gaz. Je répète : apportez vos masques à gaz.
Des annonces, oui… et une version dénaturée des nouvelles – une version de propagande, militante, que George Orwell aurait qualifiée de mentir-vrai. Et, entre les bulletins d’information et les annonces, de la musique militaire criarde et des exhortations à respecter les soldats tombés au champ d’honneur en envoyant davantage d’hommes et de femmes dans la gueule sanglante de l’abattoir.
Puis la guerre avait pris fin, et le silence s’était abattu… pour un temps. Car, à un moment donné, les haut-parleurs s’étaient remis à diffuser. Quand ? Cent ans plus tôt ? Cinquante ? Quelle importance ? pensa Susannah. Ce qui importait, c’était que lorsque les haut-parleurs avaient été réactivés, la seule chose qu’ils eussent diffusée était une unique bande enregistrée – celle avec le morceau de batterie. Et les descendants des habitants originels de la cité l’avaient prise pour… pour quoi ? La Voix de la Tortue ? La Volonté du Rayon ?
Susannah se surprit à se rappeler la fois où elle avait demandé à son père – un homme paisible mais profondément cynique – s’il croyait à l’existence d’un dieu dans le ciel qui dirigeait le cours des événements humains. Eh bien, avait-il répondu, oui et non, Odetta. Je suis sûr que Dieu existe, mais, à mon avis, Il ne Se préoccupe guère, sinon pas du tout, de nous, ces temps-ci. Je crois que depuis que nous avons tué Son fils, Il a fini par Se persuader qu’il n’y avait rien à tirer des fils d’Adam et des filles d’Ève et qu’il s’est lavé les mains de nous. Sage bonhomme !
En réponse à cette déclaration (qu’elle attendait – elle avait onze ans, à l’époque, et connaissait comme sa poche la tournure d’esprit de son paternel), Susannah lui avait montré un entrefilet à la page des Églises communautaires dans le journal local, où l’on annonçait que le révérend Murdock, de l’Église méthodiste de la Grâce, expliciterait ce dimanche-là le sujet : « Dieu parle chaque jour à chacun de nous » par un texte tiré de la Première Épître aux Corinthiens. Son père en avait ri aux larmes. Bon, je suppose que chacun de nous entend quelqu’un lui parler, avait-il dit ensuite, et tu peux parier ton dernier dollar sur une chose, mon cœur : chacun de nous – y compris ce révérend Murdock ici nommé – entend cette voix lui dire exactement ce qu’il souhaite entendre. C’est tellement plus commode !
Ce que ces gens-là avaient apparemment voulu entendre dans le morceau de batterie enregistré était une invitation à commettre un meurtre rituel. Et, désormais, chaque fois que la batterie commençait à vibrer à travers ces centaines ou ces milliers de haut-parleurs – un martèlement rythmique qui n’était en fait que la percussion d’une chanson des ZZ Top intitulée Velcro Fly, à en croire Eddie –, elle devenait pour eux le signal de tendre les cordes et de hisser une poignée de pauvres bougres en haut des premiers poteaux qui leur tombaient sous la main.
Combien ? se demanda-t-elle tandis qu’Eddie poussait son fauteuil, dont les pneus de caoutchouc dur entaillés et cabossés grinçaient sur du verre brisé, chuintaient sur des amas de papier au rebut. Combien de gens ont-ils été tués au fil des années parce qu’un circuit électronique sous la cité a eu le hoquet ? Cela a-t-il commencé parce qu’ils ont reconnu le caractère fondamentalement étranger d’une musique venue – comme nous, et l’avion, et quelques voitures le long de cette rue – d’un autre monde ?
Elle l’ignorait ; elle savait toutefois qu’elle avait dorénavant fait sien le point de vue cynique de son père pour ce qui avait trait à Dieu et aux conversations qu’il pouvait ou non avoir avec les fils d’Adam et les filles d’Ève. Ces gens-là avaient cherché une raison de s’entre-tuer, c’est tout, et la batterie leur en avait fourni une aussi valable qu’une autre.
Elle songea à la ruche qu’ils avaient croisée – la ruche difforme des abeilles blanches dont le miel les aurait empoisonnés s’ils avaient été assez fous pour en manger. Ici, sur cette rive de la Send, une autre ruche agonisait, avec d’autres abeilles blanches et mutantes, dont le dard, en dépit de leur confusion, de leur égarement et de leur perplexité, ne serait pas moins mortel.
Et combien encore devront mourir avant que la bande ne se casse ?
Comme si ses pensées avaient suffi pour les déclencher, les haut-parleurs se mirent soudain à retransmettre l’impitoyable battement syncopé de la batterie. Eddie en cria de surprise. Susannah hurla et se boucha les oreilles – mais elle eut encore le temps d’entendre faiblement le reste de la musique : la ou les pistes qui avaient été mises en sourdine des dizaines d’années auparavant quand quelqu’un (sans doute par hasard) avait touché le bouton BALANCE, le fermant à fond d’un côté, réduisant ainsi au silence les guitares et la partie vocale.
Eddie continuait de la pousser dans la rue de la Tortue et le long du Sentier du Rayon, tentant de regarder dans toutes les directions à la fois et de ne pas humer l’odeur de putréfaction. Merci, mon Dieu, pour le vent ! pensa-t-il.
Il pressa l’allure, scrutant les trouées qu’envahissait l’herbe entre les massifs édifices blancs à la recherche de la gracieuse trajectoire d’un monorail aérien. Il voulait sortir de cet interminable corridor de la mort. Quand il aspira une nouvelle bouffée de cette odeur insidieusement douce de cannelle, il lui sembla qu’il n’avait rien désiré aussi ardemment de toute sa vie.
19
Jake émergea brutalement de son état de torpeur ; Gasher l’avait attrapé par le cou et le tirait avec toute la force d’un cavalier cruel freinant son cheval lancé au galop. Le pirate avança la jambe, et Jake, y butant, tomba à la renverse. Sa tête heurta le trottoir et, l’espace d’un moment, il perdit conscience. Gasher, pas charitable pour deux ronds, lui fit rapidement recouvrer ses esprits en lui tordant la lèvre inférieure.
Jake hurla et se dressa d’un bond sur son séant, donnant des coups de poing à l’aveuglette, que Gasher, d’une main, esquiva sans difficulté ; de l’autre, il empoigna Jake sous l’aisselle et le remit sans ménagement sur ses pieds. Le garçon demeura planté là, chancelant comme un ivrogne. Il était désormais au-delà des protestations ; au-delà, quasiment, de tout entendement. Il ne savait qu’une chose : chaque muscle de son corps était endolori et sa main blessée hurlait comme un animal pris dans un piège.
Gasher, apparemment, avait besoin de souffler et, cette fois, il mit plus longtemps à reprendre haleine. Penché vers le sol, les mains cramponnées aux genoux de son pantalon vert, il respirait par petits halètements rapides et sifflants. Son écharpe jaune était de travers. Son œil sain rutilait comme un diamant de pacotille. Le bandeau de soie blanche qui recouvrait l’autre était tout froissé, et des caillots d’horribles sanies jaunâtres suintaient sur sa joue.
— Regarde au-dessus de ta tête, mon couillon, et tu verras pourquoi je t’ai stoppé net. Regarde !
Jake renversa son visage vers le ciel et, choqué comme il l’était, il ne fut pas le moins du monde surpris de découvrir une fontaine de marbre de la taille d’une caravane qui se balançait à vingt-cinq mètres dans les airs. Gasher et lui se trouvaient presque exactement dessous. Deux câbles rouillés la maintenaient, en grande partie dissimulés au milieu d’une énorme masse instable de bancs d’église. En dépit de son hébétude, Jake vit que les câbles étaient plus sérieusement effilochés que les crampons du pont.
— Tu vois ? (Gasher, souriant, porta la main gauche à son œil couvert d’un bandeau, cueillit un amas de matières semblables à du pus, qu’il lança au loin d’une pichenette avec indifférence.) Super, hein ? Oh, pour sûr, l’Homme Tic-Tac est un mec à la coule, y a pas à chier ! (Où est cette saloperie de batterie ? Elle devrait s’être mise en marche… Si Vipère l’a oubliée, je lui enfoncerai un bâton si profond dans le cul qu’il en aura le goût de l’écorce dans la bouche.) À présent, regarde devant toi, mon délicieux petit louchon.
Jake obéit ; aussitôt, Gasher lui assena un tel coup de poing que le garçon chancela en arrière et faillit tomber.
— Pas en l’air, âne bâté ! Par terre ! Tu vois ces deux pavés noirs ?
Au bout d’un moment, Jake les aperçut. Il hocha apathiquement la tête.
— Ne marche pas dessus, sous peine de recevoir tout ce fourbi sur le crâne, mon couillon. Et si quelqu’un voulait te récupérer après ça, il devrait te ramasser avec un buvard. Pigé ?
Jake hocha de nouveau la tête.
— Bien. (Gasher aspira une dernière goulée d’air et assena une bourrade sur l’épaule de Jake.) En route, mauvaise troupe ! Qu’est-ce t’attends ? Une, deux !
Jake enjamba le premier pavé décoloré et vit qu’il s’agissait en fait d’un disque de métal qu’on avait arrondi pour lui donner la forme d’un pavé. Le second était ingénieusement placé dans le prolongement du premier : si un intrus non averti loupait le premier, il poserait très certainement le pied sur le second.
Eh bien, vas-y ! songea Jake. Pourquoi pas ? Le Pistolero ne te retrouvera jamais dans ce dédale, alors saute et finissons-en ! Ce sera plus propre que ce que Gasher et ses copains te réservent. Et plus rapide.
Ses mocassins poussiéreux s’agitèrent dans l’air au-dessus du traquenard.
Gasher le frappa du poing au milieu du dos, mais sans violence.
— Tas envie d’aller faire risette à la Jolie Dame à la Faux, hein, mon petit couillon ? (La note de cruauté démente de sa voix avait cédé la place à de la simple curiosité. Si on y percevait une autre émotion, c’était moins de la peur que de l’amusement.) Eh bien, vas-y, si c’est ton idée. Moi, j’ai déjà mon billet. Seulement, fais vite ! Que les dieux foudroient tes yeux !
Le pied de Jake se posa au-delà du mécanisme déclencheur. Sa volonté de vivre encore un peu ne se fondait pas sur l’espoir que Roland le retrouve, non ; simplement, c’était ce que Roland ferait : continuer jusqu’à ce que quelqu’un l’arrête, puis faire quelques pas de plus s’il le pouvait.
S’il mourait maintenant, il entraînerait peut-être Gasher avec lui, mais Gasher seul était de la roupie de sansonnet – un regard suffisait pour comprendre qu’il disait la vérité en affirmant avoir déjà un pied dans la tombe. S’il continuait, Jake avait peut-être une chance de prendre aussi certains des amis de Gasher… peut-être même celui que le pirate appelait l’Homme Tic-Tac.
Si je dois aller faire risette à la jolie Dame à la Faux, comme il dit, autant que ce soit en nombreuse compagnie, pensa Jake.
Roland aurait compris.